L’islam a bon dos
Le débat sur l’identité nationale « n’est pas focalisé sur l’immigration et l’islam », affirmait Eric Besson le 4 janvier dernier. Vraiment ? Les Décodeurs, l’excellent blog du journaliste du Monde.fr Nabil Wakim, qui s’est penché sur la moitié des quelque 50 000 contributions publiées sur le site du ministère (www.debatidentitenationale.fr), prouve exactement le contraire : 38,5 % des messages et commentaires analysés contiennent au moins un mot-clé lié à l’immigration ou à l’islam.
Si les Français ne sont apparemment pas dupes des visées électoralistes de ce débat, qui a mobilisé toutes les préfectures, reste une question récurrente depuis au moins 1989 (on vous fera l’économie de ne pas remonter aux croisades), date de la première affaire des jeunes filles voilées de Creil : pourquoi cette focalisation sur les musulmans ? Pourquoi cette « islamopathie », comme dit, avec une ironie attristée, la spécialiste de l’histoire du peuple juif Esther Benbassa, qui ne manque
pas de rappeler que juifs et musulmans ont plus d’un point en commun. L’obsession des minarets, relancée par le référendum suisse, n’a d’égale que l’ancienne phobie des synagogues. « Jusqu’à la Révolution, en France, écrit l’universitaire, les juifs n’étaient autorisés à construire une synagogue qu’à condition qu’elle ne soit pas visible de l’extérieur et que le culte ne s’entende pas au-dehors » (1).
Au terme clinique d’« islamopathie », l’anthropologue Dounia Bouzar préfère celui d’« islamophobie ». Le débat sur la burqa, relancé par la mission parlementaire présidée par le communiste André Gerin, a le don d’horripiler cette ancienne éducatrice de la Protection judiciaire de la jeunesse, qui a passé une quinzaine d’années sur le terrain avant d’écrire des livres à succès sur l’islam en France et le radicalisme religieux : « Le débat sur le voile intégral n’aurait jamais dû être placé sur le terrain religieux. Il faut quand même avoir en tête une représentation sacrément archaïque de l’islam pour imaginer que la burqa puisse faire corps avec la religion ! » tempête l’anthropologue du fait religieux, qui écrit dans son dernier livre, La République ou la burqa (éd. Albin Michel, 2010) : « Le débat sur la burqa donne un pouvoir principalement à deux groupes : ceux qui la prônent et ceux qui veulent éradiquer l’islam. Ceux qui la prônent jubilent […]. Au lieu de désamorcer leur autorité en les traitant comme de simples groupuscules sectaires qui instrumentalisent la religion auprès de jeunes qui ne la connaissent pas, les voilà promus "musulmans", voire "musulmans fondamentalistes", comme si les fondements de l’islam consistaient à enfermer les femmes dans un drap noir ! Ceux qui veulent éradiquer l’islam jubilent aussi, puisque la preuve est faite : cette religion est définitivement archaïque. »
Quelques centaines de femmes en burqa – que Dounia Bouzar se refuse d’interroger, « parce que c’est du ressort des psychiatres et de la lutte antisectes » – feraient donc trembler la République ? L’arsenal sécuritaire actuel ne suffirait pas à interdire aux citoyens de se couvrir complètement le visage ? Bizarre. En tout cas, ceux qui sont opposés à une loi sur le voile intégral, d’Arnaud Montebourg et Benoît Hamon à… Jean-Marie Le Pen, en doutent sérieusement. Une loi sur la burqa ? Et pourquoi pas une loi sur les ravinistes, ce groupe protestant du Massif central, pointé du doigt en 2004 dans un rapport du ministère de l’Education nationale parce qu’il imposait à ses enfants le refus de l’enseignement de l’évolution des espèces, du cinéma, de l’éducation sexuelle, de l’informatique et des cours le samedi ?
Quand le débat identité nationale-immigration-islam devient fou, autant prendre le parti de la dérision. L’ancienne éducatrice, devenue consultante sur « la gestion du fait religieux dans le monde du travail » auprès d’entreprises comme EDF ou L’Oréal, a choisi sa réponse : invitée régulièrement sur les plateaux télé depuis quelques années, la blonde Dounia Bouzar arrive à demi voilée sur les plateaux télé. A demi ? « Oui, je sors de mon sac un foulard de couleur avec lequel je recouvre la moitié de mes cheveux, dit-elle en riant. Je sème le doute. On ne sait plus dans quelle catégorie me ranger ! J’en avais ras le bol d’être traitée comme une "mécréante" par des musulmans radicaux et de supporter, de l’autre côté, le regard paternaliste de républicains qui supposent que je suis une "femme moderne" parce que je me suis arrachée à ma religion. On peut être moderne et musulmane. Je refuse la burqa parce que je suis fidèle à la République et aussi parce que je respecte l’islam… Mais qui entend la deuxième partie de ma phrase ? »
Il ne s’agit pas ici de lancer le débat théologique sur la deuxième religion de France et sur son enracinement dans une terre de tradition chrétienne. Sur le terrain, les maires de France, confrontés aux revendications des croyants musulmans depuis des décennies, ont finalement plutôt bien géré cette nouvelle demande de leurs concitoyens. La France « d’en haut » pourrait même se réjouir que la masse des musulmans pratiquants, caricaturés, « benladénisés » depuis septembre 2001, reste aussi calme et flegmatique devant les « dérapages » des hommes politiques et les assauts de xénophobie des élites.
Il ne s’agit pas non plus d’entonner un quelconque refrain victimaire, mais d’entendre que la majorité des musulmans de France se sent harcelée. Tous les témoignages venant des quartiers populaires convergent : le débat sur l’identité nationale, qui a semé le doute, la division et parfois la haine, a fait de sérieux dégâts. « Tout notre boulot consistait à dire aux jeunes qu’on pouvait être citoyens français et de confession musulmane. Avec ce débat, "ils" nous ont saboté le travail de vingt ans ! » s’insurge Abdelaziz Chaambi, un ancien compagnon de route de la Marche pour l’égalité, la fameuse Marche des beurs de 1983. Cet ancien militant de la gauche lyonnaise, « tendance Joan Baez et Rolling Stones », a rejoint le monde associatif musulman dès les années 80. A la tête de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie, Abdelaziz Chaambi constate, sur le terrain, les effets collatéraux du débat Besson : « Le discours sur la citoyenneté ne passe plus auprès des jeunes. Ils ont du mal à se dire français. Les radicaux ont le champ libre et le communautarisme pur et dur, aussi. Sur le plan politique, n’importe quel charmeur de serpent qui avancera au nom de je ne sais quel parti des musulmans peut les récupérer… J’en veux beaucoup aux élites intellectuelles et médiatiques, qui ont si facilement adopté la théorie du choc des civilisations. Les musulmans sont encore vus comme des barbares. Une forme de racisme culturel a remplacé l’ancien racisme biologique du temps des colonies. » Plaie encore ouverte de la guerre d’Algérie. Mémoires enfouies de l’immigration. Les représentations de l’islam sont encore profondément marquées, en France, par cet héritage postcolonial.
Qu’adviendra-t-il ? Tous nos interlocuteurs sont pessimistes. Même si le regard sur l’Amérique d’Obama, sortie des ténèbres des années Bush, fait espérer à certains des lendemains meilleurs. Le philosophe et essayiste Pierre Tevanian, qui a décrit les mécanismes de la xénophobie dans les élites françaises (2), craint surtout que le climat actuel n’ait donné « une sorte de feu vert aux racistes les plus viscéraux » ; il met en garde contre des passages à l’acte racistes, qui pourraient viser non plus seulement des mosquées ou des cimetières, mais aussi des personnes, notamment des femmes voilées.
Le débat sur l’identité nationale a ouvert une boîte de Pandore (au fond de laquelle, dans la mythologie grecque, reste collée l’espérance…) qui peut laisser s’échapper de la haine, voire conduire à un remake des émeutes de 2005. Mais ce débat nauséeux pourrait produire aussi des réactions de ras-le-bol plus constructives : « Les jeunes ne veulent pas changer la devise de la République, affirme Dounia Bouzar, ils veulent juste que la République applique sa devise. »
Comment l’image de l’islam a évolué
Les représentations de l’islam et des musulmans en France ont largement été influencées depuis trente ans par le contexte international.
1979 : avec la révolution iranienne et la figure de Khomeyni, les médias occidentaux découvrent un islam politique avec ayatollahs tribuns, femmes voilées, foules déchaînées.
1989 : Khomeyni lance une fatwa appelant les musulmans à tuer l’écrivain Salman Rushdie, après son roman Les Versets sataniques. La même année, affaire des tchadors : le principal du collège de Creil interdit à trois élèves de suivre les cours avec leur foulard.
1991 : avec la guerre du Golfe, la communauté arabo-musulmane en France devient objet de suspicion et d’inquiétude.
1995 : les attentats islamistes à Paris marquent l’importation du conflit algérien en France.
2001 : avec les quatre attentats-suicides du 11 Septembre, aux Etats-Unis, la théorie du « choc des civilisations », du choc culturel entre l’Occident et l’Islam, fait florès.
2004 : la loi de mars 2004, souvent appelée « loi sur le voile islamique », interdit le port de tout signe religieux « ostensible » dans les écoles, collèges et lycées publics.
2005 : venue du Danemark, l’affaire des caricatures de Mahomet enflamme le monde et la presse en France sur le thème de l’autocensure et de la liberté d’expression.
2009 : le débat sur l’islam et la laïcité ressurgit avec la burqa et l’idée d’une loi pour l’interdire. Perrine Dutreil
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Télérama n° 3133
(1) Le Monde du 5 décembre 2009.
(2) La République du mépris, Les métamorphoses du racisme dans la France des années Sarkozy, éd. La Découverte, 2007, 118 p., 10 EUR.
A lire
L’Islam, la République et le Monde, d’Alain Gresh, éd. Hachette Pluriel, 2006, 440 p., 9,20 EUR.
L’Islam imaginaire,de Thomas Deltombe, éd. La Découverte Poche, 2007, 382 p., 11 EUR.
La Nouvelle Islamophobie, de Vincent Geisser, éd. La Découverte, 2003, 128 p., 6,40 EUR.