Yassine Belattar : « Nous sommes une génération d’entrepreneurs qui ne souhaite pas venir monter un énième festival culturel au Maroc »

L’enfant terrible de la scène humoristique française revendique haut et fort le droit à l’indifférence. On peut être français et musulman, cultiver ses racines marocaines et se revendiquer afro-européen pour constituer une vraie force d’actions et de propositions en faveur des deux continents. Opérateur économique et homme de réseaux, il compte de nombreux amis dans les pays des deux rives. Devenu l’homme à abattre des sphères d’extrême droite, Yassine Belattar n’a aucun mal à les mettre devant leurs contradictions. Leurs menaces n’ont pas affaibli sa liberté de pensée, bien au contraire. Entretien exclusif pour Atlasinfo recueilli par Hasna Daoudi.

Pourquoi avoir baptisé votre spectacle « En Marge » ? Vous vous sentez en marge de quoi au juste ?

Yassine Belattar : j’aime bien l’idée, tout simplement, de me retrouver à côté du système et non pas dedans. C’est ce qui a permis ma construction, qui a conforté mes valeurs et surtout l’idée de ne jamais se taire, de rester moi-même. C’est aussi un clin d’œil à ce fameux parti qui s’appelle « En Marche » et de dire que mon parti à moi, c’est « En Marge ». Je crois que je suis le premier parti du pays parce qu’il y a beaucoup de marginaux justement. Je pense que je suis en marge un peu de tout en réalité. Il n’y a pas beaucoup d’endroits où je me sens vraiment bien si ce n’est chez moi avec mes enfants.

Par rapport à votre identité, est-ce que vous vous sentez également en marge ? vous vous sentez intégré ou en dehors de cette intégration ou assimilation qu’on nous décrit ?

Y B : Répondre par oui ou par non à cette question voudrait dire qu’à un moment ou un autre, je n’étais pas intégré. Le mot « intégration » n’existe pas dans mon vocabulaire. Je suis né en France donc je n’ai pas besoin de m’intégrer à un système dont je fais partie. Ceux qui devaient s’intégrer se sont nos parents, nos grands-parents. Moi je suis né ici et je n’ai connu que la France, même si je connais bien mon pays d’origine, le Maroc qui est mon autre pays et là-dessus, je n’ai pas l’impression d’avoir été quelqu’un de marginal. J’ai fait l’école de la république, je paye des impôts, je suis un citoyen de ce pays et un membre de la collectivité. Donc non, je ne suis pas du tout en marge.

Vous employez le terme assimilation, lui aussi n’existe pas dans mon dictionnaire parce qu’être assimilé, c’est oublier ce que nous sommes aussi. Je suis plus partisan d’une société où tout est banalisé, que la France accepte qu’il y ait des musulmans, des juifs, des chrétiens des athées ou des gays, tout en étant français. Tant que le cadre de la loi est respecté et bien nous avons le droit d’être ce que nous voulons au sein de cette société.

Pourquoi êtes-vous attaqué ? Qu’est-ce qui fait que vous suscitiez autant de polémiques au sein des sphères de l’extrême droite particulièrement ?  Parce que vous avez défendu le droit de celles qui le souhaitent de porter le voile ? Parce qu’en tant qu’humoriste, votre grille de lecture de la scène  politique est sans concessions ou que vous êtes ce qu’on appelle une grande gueule qui ne lâche rien?

Y B : Je pense que c’est un peu de tout cela. Il y a une problématique de l’émancipation par le haut dans ce pays et moi, je n’ai pas demandé l’autorisation pour réussir, j’ai réussi tout seul. On m’a mis des bâtons dans les roues et je me relève. Je continue à relever la tête après chaque coup bas.

Je pense que devant la réussite qui est la mienne, il y a une volonté de m’assigner à résidence, une assignation morale. Voir des afro-européens ne pas être comme leurs parents qui vivaient dans une forme de soumission, relever la tête et être fiers de ce qu’ils sont et bien cela peut mettre mal à l’aise des personnes, lesquelles ne vont pas bien dans leur propre vie. Pour être tout à fait honnête, Je prends cette période comme une période extrêmement flatteuse pour la construction des personnes issues de l’immigration. Il n’y a pas que moi vous savez, beaucoup d’autres suivent et on regardera cette période dans quelques années en se disant que les polémiques actuelles sont obsolètes et on en rigolera.

Aujourd’hui, on parle en France de séparatisme religieux, notamment le  président Macron et aussi le premier ministre. Les musulmans de France sont pointés du doigt sur cette question. Qu’est-ce que pour vous le séparatisme dont on parle actuellement ?

Y B : Pour moi évidemment, il n’y a pas de séparatisme. On n’est pas chez Flunch. Je ne vais pas choisir entre ma patrie et ma religion. En l’occurrence, cela fait quand même 38 ans que j’arrive à porter les deux sans porter préjudice ni à l’une ni à l’autre, à part égale. Je suis assez interpellé par le fait que certains qui ne sont pas français et musulmans se posent des questions à la place de ceux qui comme moi, le sont. Si l’Islam devait poser un problème en France, je souhaite que le président en fasse une question majeure, mais tant que ce n’est pas le cas pour des millions de français qui partent du principe qu’ils peuvent être sereinement les deux, j’ose croire que le mot séparatisme ne fasse pas long feu. Nous sommes français et nous répondons à des lois et à un contexte politique et nous sommes musulmans ce qui est un fait religieux qui n’engage que nous sur le plan mystique. Après, Il y a quelques personnes qui ont décidé de faire un choix au détriment de l’autre, soit elles sont françaises, soit elles sont musulmanes,  comme si l’islam était une patrie.

Il faut faire attention à l’usage des mots surtout lorsqu’ils sont aussi puissants, ils peuvent devenir blessants. On ne sépare pas. Préférons au mot séparatisme, celui de réparatisme. C’est comme cette parabole biblique qui voudrait qu’on sépare  « le Bon Grain de l’Ivraie », séparer le bien du mal ou les bons des méchants. Les Français de confession musulmane vivent très bien le fait d’être français et musulmans, ils sont très fiers de ce qu’ils sont. Ils sont très affectés lorsqu’il y a des attentats qui sont commis par des terroristes qui se réclament de l’islam. Je n’ai jamais rencontré de musulmans qui se réjouissent quand on fait du mal à la France. Ils sont affectés de la même manière que les autres français et je pense qu’il faut juste apprendre à se parler, s’asseoir autour d’une table.

Qu’est-ce que vous entendez par être Afro-Européen ? Est-ce que dans ce monde globalisé, on doit se réclamer d’une culture beaucoup plus large ?

Y B : j’ai pendant longtemps très mal vécu certaines situations en France parce que je n’ai jamais mesuré qu’en réalité, j’étais quelque chose de beaucoup plus complexe et sophistiqué à la fois. Je ne suis pas que français, je suis européen. Je ne suis pas que marocain, je suis africain et de fait, afro-européen est un terme qui légitime ma double culture. Contrairement aux américains qui se disent afro-américains, mais qui ne sont africains que sur le continent américain. Rappelez-vous la tragédie du Libéria. Afro-Européen est plus profond que cela car les afro-européens parlent généralement la langue de leur pays d’origine, s’y rendent souvent et assument cette double culture. Etre afro-européen c’est entretenir une relation avec deux continents ce qui n’est pas toujours facile. Et quand j’entends aujourd’hui les gens nous dire qu’être français est somme toute quelque chose de simple, ce n’est pas la réalité.

La vérité est que, personnellement, je ne porte pas une famille uniquement en France. Je porte une famille au Maroc, et de façon plus large une famille en Afrique. Lorsque je vois les personnes avec lesquelles j’ai grandi et qui sont d’origine sénégalaise, malienne, algérienne ou tunisienne, je me suis nourri de tout ce qu’elles m’ont apporté en grandissant avec elles et réciproquement. Etre afro-européen englobe également cette idée de métissage Sud-Sud. Beaucoup d’afro-européens se sont mariés et ont formé des familles avec des personnes issues d’autres pays d’Afrique. Il y a beaucoup de couples maroco-algériens ou maroco-maliens, par exemple, et ils vivent dans un pays d’Europe. C’est une réalité dont on ne tient pas encore vraiment compte. Etre Afro-Européen, c’est aussi prendre conscience du pendant économique puissant que cela représente.

Pouvez-vous nous expliquer ?

Y B : il y a un modèle de consommation qui ne suscite pas encore tout l’intérêt qu’il mérite. Pendant des années, on s’est interrogé sur le poids qu’il pouvait représenter sans en cerner véritablement les enjeux. Si l’on devait considérer les autres pays d’Europe où les afro-européens sont présents comme l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg, l’Italie ou encore la Grande Bretagne ou l’Espagne et il y en a d’autres, l’addition et le poids de ces millions de personnes est juste considérable.

Regardez ce que ces millions d’individus envoient chaque année dans leur pays d’origine. Ce sont des sommes colossales qui circulent à travers les afro-européens, entre les deux continents. On peut dire avec fierté que nous représentons une puissance économique, si ce n’est la plus grande puissance économique du continent africain et pourtant nous ne sommes pas une « ressource ».

Le Maroc porte une vision pour l’Afrique, un modèle de coopération Sud-Sud qui agirait comme une locomotive pour accélérer le développement du continent. Quel regard portez-vous sur le Maroc d’une part, et d’autre part l’approche qui est la sienne pour le développement du continent ?

Y B : concernant le Maroc et son rapport à sa diaspora, ce qui est intéressant c’est que peu de pays offrent l’opportunité d’avoir pendant la même année, deux populations différentes. Je m’explique : toute l’année le Maroc vit avec ses habitants et lors de la haute saison touristique, entre juin et septembre avec l’arrivée de la diaspora, c’est quasiment un autre Maroc qui prend le relais. Et il y a une vraie interrogation qui est posée aux décideurs marocains, celle de s’adapter à cette situation avec une politique très ouverte d’esprit. Quand je viens en vacances au Maroc ou pour y développer des idées, je constate qu’il n’y pas de calcul politique dans la manière de recevoir les enfants de la diaspora, même si on peut légitimement se plaindre d’un manque de considération dans certaines situations. Le fait est que logistiquement et physiquement, c’est assez spectaculaire une diaspora qui rentre comme ça d’un seul coup, même si cette année cela sera totalement diffèrent à cause de la pandémie de la covid-19. En France il n’y a pas de diaspora française qui rentre de cette manière, d’un coup.

Pour le reste, je suis plutôt ravi de voir que malgré les difficultés, il y a une presse indépendante qui se développe et un pouvoir de contradiction qui s’exprime de la part de la jeunesse marocaine. Le Maroc n’ayant pas vécu de printemps arabe en tant que tel, ce ne sont pas les mêmes conditions que les pays limitrophes qui ont vécu les conséquences que l’on connait. Le Maroc est un pays qui est stable dans la région, il faut le souligner. Les investissements sont assez pérennes. Ce que je me pose comme question, moi en vivant en France, c’est comment je peux apporter ma contribution à des problèmes plus importants comme le développement de l’agriculture, l’alphabétisation dans des zones reculées. Ce sont des sujets qui m’intéressent beaucoup. Comment justement faire de l’agriculture un axe entre le Maroc et l’Europe pour ne pas dire le reste du monde et travailler à la valorisation, à travers cet axe, de tous les produits africains et faire en sorte qu’au départ comme à l’arrivée, on a des personnes qui se sentent concernées par la valeur qu’il faut donner à ces produits et la viabilité des circuits qu’ils empruntent. Aujourd’hui quand je vois des ingénieurs agronomes qui ont fait des études en France qui s’appellent Malik, Kader ou Mamadou, je me dis que le Maroc devrait traiter avec des personnes de ce profil là parce que cela lui permettrait d’avoir une vision globale de la production à la commercialisation.

Je suis assez fier sur tous les ajustements qui ont été opérés au Maroc. Evidemment il reste des choses que l’on n’a pas su ou pu entreprendre, le Roi lui-même le dit, et il est assez lucide sur les problèmes du pays. Il y a aussi des débats qui peuvent parfois être violents sur la liberté d’expression et sur la liberté de la presse mais le fait est qu’il y a des débats qui animent la vie publique du pays. Je sais que dans les médias marocains, beaucoup d’enfants de la diaspora sont rentrés faire carrière dans les télévisions ou des radios. J’ai découvert que des journalistes qui viennent du Sénégal, du Cameroun, du Mali ou de Côte d’Ivoire exercent aussi dans des médias marocains et c’est une nouvelle preuve que cette africanité qui me tient à cœur peut prendre différentes formes et devenir une véritable force, pour peu qu’elle s’organise.

La vision du Maroc en Afrique ?

Y B : Mon regard est extérieur bien sûr mais je pense que l’idée du Roi Mohammed VI de favoriser les rapports entre pays du Sud au lieu de prêter allégeance aux rapports Nord-Sud, comme si les pays africains devaient toujours s’excuser face aux pays du Nord, je trouve cela extrêmement ambitieux, novateur et surtout honorable. Si toutes les puissances mondiales se tournent vers l’Afrique, ce n’est pas pour aider l’homme noir, c’est parce qu’il y a un enjeu déterminant dans les années, les siècles qui viennent dans un continent qui par certains endroits est encore vierge de tout mais pas de son histoire. Il y a eu une histoire qui s’est construite en Afrique bien avant qu’elle ne se construise en Europe. J’aime rappeler de temps en temps que le fossile de la première femme sur terre qui a été trouvé, Lucie, a été trouvée en Ethiopie et non pas du côté de Narbonne. Il serait peut-être temps de remettre au centre des décisions l’Afrique en commençant par la respecter. Notre ambition, en tant qu’afro-européens est d’accompagner cette histoire.

Mon souhait serait que le Roi Mohammed VI favorise l’accompagnement d’une génération d’entrepreneurs afro-européens pour qu’elle soit associée au développement de l’Afrique. Le Maroc, qui s’est aujourd’hui positionné comme un des leaders de l’histoire africaine de demain, a la légitimité pour le faire car ce qu’il a entrepris sur le continent , il l’a fait d’abord en respectant l’histoire du passé de l’Afrique dans laquelle il y a beaucoup de douleur avec les pays développés comme la France, même si je n’aime pas ce terme « pays développés ».

Nous devons réécrire une histoire commune, qui n’existe pas au moment où nous parlons, entre l’Europe et l’Afrique. Je pense que l’élément déclencheur sera notamment le poids qu’est devenu le nôtre aujourd’hui en tant qu’Afro-Européens. Il y a la démarche du Roi qui a marqué une position très claire et tous les autres pays du continent qui croient en cette coopération Sud-Sud. Le Maroc a su marquer son retour au sein de l’Union Africaine, chaleureusement accueilli. Tout le Monde marque son respect devant ce que fait le Maroc qui est partisan de ce que s’arrêtent tous ces bisbilles locales pour qu’on puisse travailler main dans la main. En cela, l’apport des afro-européens peut être déterminant. S’il y a des pays d’Afrique qui ne s’entendent pas, nous les afro-européens sommes tout de même la preuve que nous pouvons bien nous entendre, innover pour avancer.

Innover de quelle manière ? Vous parliez d’entreprendre, avec quel type de projets ?

Y B : Il s’agit d’entreprenariat worldwide et l’aspect financier des choses est bien sûr, déterminant. Il faut passer de la parole aux actes, agir. Nous sommes toute une génération d’entrepreneurs qui ne souhaite pas venir monter un énième festival culturel au Maroc. Les Marocains ont d’ailleurs une culture solide et si je devais agir dans ce domaine, en tant que producteur de spectacles, de films et de contenus, ça serait pour mettre en avant cette richesse culturelle du Maroc et non pas mon patrimoine d’européen au Maroc. Ça c’est une chose en tant que producteur artistique. Maintenant, en tant qu’opérateur économique, la démarche consiste pour moi à faire des investissements qui soient productifs pour les pays d’origine.

Là-dessus, le prochain investissement sur lequel je travaille est une banque panafricaine qui se veut afro-européenne. Lorsque vous regardez le chiffre colossal des transferts d’argent entre les deux continents, cela représente des sommes considérables. Pour ne parler que des transferts entre la France et l’Afrique, il s’agit de 85 milliards d’euros.

Je vous donne un exemple, celui de Western Union, pour ne nommer que cette entreprise, elle taxe les transferts à 12%. Le projet sur lequel je travaille prévoit de taxer à 5% et de reverser 1% localement. C’est une démarche de développement équitable. Alors comme il y a des détracteurs partout, il y aura toujours quelqu’un pour nous prêter des intentions purement mercantiles mais tout bon analyste financier pourra valider l’aspect contributif au développement de cette démarche. Si vous considérez d’une part, qu’il en coûtera moins cher à un individu de transférer son argent et que c’est une somme plus importante qui arrivera dans son pays d’origine et que, d’autre part, 1% de nos gains sera reversé localement, nous sommes bien dans une démarche contributive au développement du continent.

Regardez les milliards d’euros qu’ont transféré des femmes de ménage, des ouvriers depuis des décennies dans les pays d’Afrique. Ce sont des empires financiers qui ont été construits grâce aux transferts de nos parents. Lorsque l’on dit que ce sont des africains qui ont construit l’Europe, c’est un fait mais c’est aussi l’argent de nos parents qui a construit l’Afrique. Combien de millions de personnes ont envoyé de l’argent à leurs familles restées au pays sans que jamais une banque ne considère avec respect la sueur qu’il a fallu verser par nos parents pour le faire ? Créer cette banque pour les nouvelles générations, avec des valeurs éthiques et toute la transparence nécessaire, c’est permettre à des millions de personnes de devenir de vrais acteurs du changement et du développement économique de leur pays d’origine. Il est inadmissible aujourd’hui de voir que tout le système bancaire dédié à l’Afrique est monocolore. Si je vous demande de me dire qui est le patron de Western Union, vous allez devoir aller chercher sur internet alors qu’avec des personnes comme celles issues de l’immigration qui sont avec moi sur ce projet, vous aurez un accompagnement crédible parce que ce sont des personnes qui ont conscience des efforts qu’il a fallu fournir à une personne pour transférer 80% de sa paie pour aider des proches, acheter un logement ou aller au bled.

A quel stade en est le projet  ?

Y B : Le projet est très bien avancé, c’est pour cela que je ne peux pas vous en dire plus, il y a plusieurs aspects qui restent confidentiels. Nous allons lancer la deuxième vague sur la levée de fonds et nous avons eu beaucoup de succès et de très bons retours par rapport à la marque et à la philosophie que nous portons et je suis très fier de voir que cela a pris une tournure prometteuse. Vous savez, j’ai plusieurs projets en cours mais celui-là tient une place particulière car il est pour moi le cœur et les poumons de la vision de demain.

Vous souhaitez donner du sens à vos investissements dans les pays d’origine de la diaspora africaine, avoir une approche contributive comme vous dites. Pensez-vous que les pays d’origine eux-mêmes peuvent accompagner la stimulation de ce type d’approche ?

Y B : Ce que je vais dire est très violent mais réel : qu’ils donnent autant d’estime aux entrepreneurs afro-européens qu’ils en donnent aux « hommes blancs ». C’est aussi simple que cela. J’ai le sentiment qu’il y a toujours ce complexe dans les pays d’Afrique devant la parole de l’« homme blanc » qui vaudrait plus que celle de l’autochtone et cela a des conséquences effroyables. Il est temps de reconsidérer l’histoire avec toute l’estime que j’ai pour l’« homme blanc » d’autant que j’ai épousé sa fille (l’épouse de Yassine Bellatar est française originaire de Corse). C’est sans doute également la faute des enfants de la diaspora qui n’ont pas toujours donné une image plausible et crédible. Ce que je veux dire, c’est que les torts sont partagés en réalité.

Aujourd’hui, nous faisons de grandes écoles, nous sommes considérés ici dans des cercles de décision pourtant difficiles à pénétrer, ce n’est pas pour qu’on nous manque de respect dans nos pays d’origine. D’autre part, je demande aussi aux enfants de la diaspora d’être respectueux de l’environnement dans lequel on se trouve lorsque l’on va en Afrique et ne pas donner une image négative qui nous décrédibilise quand on se présente comme étant un investisseur.

Je suis conscient de la chance que j’ai. J’ai une certaine notoriété, les gens me voient dans les médias mais pour une personne lambda qui a décidé de retourner investir dans son pays d’origine, souvent ça tourne au cauchemar parce qu’elle n’est pas prise au sérieux ou considérée alors qu’elle porte un bon projet. Je souhaite vraiment que les décideurs du continent s’assoient avec nous comme ils le feraient avec le patron de Bouygues, avec la même chemise et la même cravate, et qu’ils nous prennent au sérieux quand nous venons.

Pensez-vous que les futures générations vont avoir le même lien avec les pays d’origine ? N’y aurait-il pas un lien culturel à nourrir de la part de ces pays d’origine justement pour qu’ils puissent tenir compte des attentes de ces générations nouvelles ?

Y B : Il faut statuer, comme disait Bourdieu, sur qui parle et d’où on parle.
On ne parle plus aujourd’hui de générations. On ne parle plus de 4ème ou 5ème génération. Nous parlons de personnes qui se définissent aujourd’hui comme afro-européennes. Moi, je n’ai pas dit depuis le début de cette interview « je suis de telle ou telle génération ». Est-ce que ça voudrait dire qu’une génération a plus d’avantages que la précédente ? Non.
Trouvons un terme générique qui nous donne de l’ambition. Partons sur afro-européen.

On ne mesure pas à quel point le monde n’est plus monde, que c’est fini la notion de frontières physiques. Nos enfants voyagent à travers Internet. Je n’avais jamais vu d’images des Etats-Unis avant d’y mettre les pieds. Nos enfants sont très connectés et à travers Internet ils disposent d’un passeport qui les emmène partout dans le monde. Par ailleurs, les chiens font des chats, contrairement à la formule consacrée qui voudrait que des chiens ne fassent  pas des chats. N’importe lequel de ceux de ma génération, même s’il était en échec scolaire, a des enfants qui vont cartonner dans leur cursus scolaire parce que nous faisons très attention à les suivre et nous faisons moins d’enfants que nos parents. Il faut donc être très optimiste sur ce qui va arriver. Nos enfants, Hamdoullah, iront faire Harvard ou Yale sans bégayer. Ils n’auront pas une once de doute sur leurs capacités, alors que nous faisions des études moyennes parce que nos parents se disaient qu’ils n’auraient pas l’argent pour nous pousser.  Alors qu’aujourd’hui, on préfère se saigner pour nos enfants car on sait que potentiellement il y en aura un qui sera médecin et l’autre ingénieur.
Même s’ils décidaient de devenir artiste, on les accompagnera au bout de ce rêve là, alors que nous on avait assez peu de rêve quand on était jeune. C’est la gauche française, le socialisme qui a fait qu’on n’avait pas de rêve parce qu’ils se sont permis de rêver à notre place, alors que là nos enfants suivent un autre schéma.

Si vous deviez vous définir politiquement  ?

Y B : est-ce que je suis de gauche ou de droite vous voulez dire ? Pour le coup, j’ai des valeurs de droite qui sont la famille, la patrie, la valeur du travail et en même temps j’ai été élevé par le communisme. Je suis, je pense, généreux dans mon rapport aux autres. Quand je peux faire le bien, je fais le bien et aujourd’hui il n’y a aucun parti politique qui peut contenir ces boules de nerfs que nous sommes. Est-ce qu’aujourd’hui je serais obligé d’adhérer aux Verts pour faire de l’écologie ? Pas du tout. Si je fais de l’écologie, je la fais en mon nom et je la fais plutôt bien, je dois dire. C’est pour cela que les discussions un peu primaires qui consistent à « demander l’autorisation », n’ont pas lieu d’être. On n’a pas à demander l’autorisation pour être ce que nous sommes. Je pense que ce qu’on me reproche le plus, c’est de faire sans demander l’autorisation parce que je me suis totalement affranchi de mes chaines. C’est terminé l’époque de nos parents qui ne savaient répondre que « oui monsieur ». Moi c’est « non monsieur, que se passe t-il ? ». Contester est quand même une preuve du niveau de francité auquel nous sommes arrivés. Mais je ne suis que la partie visible de l’iceberg, heureusement d’ailleurs.

On ne connait pas tous les talents qui ont été produits en France et qui ont adopté ce changement de paradigme qui perturbe et déroute ceux qui voudraient encore nous voir baisser la tête. D’ailleurs pour la France, nous ne sommes pas un très bon retour sur investissement. Elle nous forme, nous donne accès gratuitement aux grandes écoles et après quand on est  diplômé, il n’y a pas de travail pour nous. Alors, nous sommes obligés de nous retourner vers les pays du Moyen-Orient, les Etats-Unis ou le Canada alors que la plupart des gens rêveraient de travailler à proximité de là où habitent leurs parents. C’est une déchirure d’habiter loin de sa famille. Il nous a fallu imaginer de nouveaux territoires où développer des projets et je pense que l’Afrique est tout à fait apte à comprendre cela. Moi personnellement, je pourrais aller travailler 10 ans au Maroc, en Tunisie, en Algérie, au Sénégal ou au Mali et je me sentirais chez moi.  D’ailleurs, au regard de ce qui se passe au Mali actuellement, comment se prétendre Afro-Européen si l’un de mes frères maliens est affecté par la situation de son pays et que je suis spectateur de sa douleur ?

Vous avez l’air très à l’aise avec votre identité mais quand Éric Zemmour vous lance sur un plateau de télévision « tu es qui toi ?», quel est votre sentiment ?

Y B : Éric Zemmour n’est cautionné que par les gens qui le regardent. Quand on me demande pour qui je travaille, une chose est sûre, moi je ne travaille pas pour lui déjà. Aujourd’hui, je ne peux pas débattre avec Zemmour parce qu’il n’y a pas de débat possible avec quelqu’un qui n’a pas compris qu’en France, les personnes comme moi sont allées plus vite que son racisme. Les gens qui ont peur sont ceux qui sont en retard. Ceux qui n’ont pas peur sont ceux qui sont progressistes et sont même en avance. Je me positionne parmi ceux-là. Je suis en avance sur des Zemmour et je refuse de faire des débats avec lui et beaucoup d’autres personnes à la télévision française parce que je ne suis pas là pour soigner les inquiétudes de pervers narcissiques racistes.

 

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