Narjis Rerhaye: « Les professionnels des secteurs audiovisuel, publicitaire et numérique doivent faire de l’IA une alliée et un outil maîtrisable »

« Intelligence artificielle et production audiovisuelle et numérique au Maroc: Les effets d’un bouleversement technologique » est l’intitulé de l’étude que vient de publier le groupe de travail présidé par Narjis Rerhaye*, membre du Conseil supérieur de la communication audiovisuelle (CSCA). L’étude, une première au Maroc, montre la faible préparation des secteurs audiovisuel, publicitaire et numérique en la matière. L’IA est encore, pour ces professionnels, une terre quasi inconnue.

Où en sommes-nous au Maroc et comment se prépare-t-on au déferlement de l’IA dans les domaines audiovisuel, publicitaire et numérique ? C’est la question nodale à laquelle l’étude « Intelligence artificielle et production audiovisuelle et numérique au Maroc » tente d’apporter réponses et pistes de réflexion. Cette enquête du Groupe de travail « Régulation et médias numériques » a été réalisée auprès des professionnels des secteurs audiovisuel, numérique et publicitaire (producteurs audiovisuels, réalisateurs, créateurs de contenus numériques, publicitaires) et des experts en IA, chercheurs et professeurs en audiovisuel et numérique. Entretien avec la présidente du Groupe de travail:

L’intelligence artificielle ouvre de formidables perspectives pour les professionnels des secteurs audiovisuel, publicitaire et numérique au Maroc. Or, votre étude souligne un manque de préparation alarmant de ces secteurs. Quelles en sont les raisons ?

Narjis Rerhaye* : L’un des objectifs de l’enquête était justement d’évaluer le degré de préparation des professionnels à l’adoption des outils de l’intelligence artificielle. Nous avons également voulu savoir s’ils formaient leurs collaborateurs à l’utilisation de l’IA. Les réponses collectées donnent à réfléchir. De manière générale les professionnels des secteurs audiovisuel, publicitaire et numérique sont presque en terre inconnue en matière d’intelligence artificielle et ils le reconnaissent en toute transparence qu’ils ils sont dans une grande majorité, 67%, à considérer comme « faible » la préparation au déferlement de l’IA. Un peu plus du tiers des interrogés, 33%, estiment pour leur part que cette préparation est « inexistante ».

J’ajouterai enfin que 64% répondent que les équipes et collaborateurs ne sont pas formés dans le cadre de l’utilisation des outils de l’intelligence artificielle.

Si les professionnels de la production audiovisuelle, numérique et publicitaire considèrent que l’invention de l’intelligence artificielle est « un bouleversement socio-technologique », ils ne s’inscrivent pas encore, pour près de 42% d’entre eux, dans le développement d’une stratégie visant à optimiser l’exploitation de l’IA dans leurs structures.  Pour eux, la question du temps est primordiale pour s’adapter à l’IA. C’est comme si la nouveauté de cet outil technologique, son développement effréné et son déferlement a pris de court nos professionnels de l’audiovisuel, de la publicité et du numérique.

Cette technologie qu’est l’intelligence artificielle nécessite une sensibilisation pour acquérir une compréhension de base de ses concepts.  Qu’en-t-il de la formation ?

Narjis Rerhaye : La question de la préparation à l’utilisation de cet outil technologique est loin d’être éludée par les professionnels. Une telle préparation est même au centre de la réflexion de beaucoup d’entre eux. Ainsi, ils suggèrent de former les nouvelles générations à considérer l’IA comme un outil qui permet de gagner du temps et d’offrir de nouvelles possibilités plutôt que de le voir comme un substitut au travail humain.

L’autoformation rapide est, elle, évoquée comme une manière de se préparer à l’utilisation de l’IA, bien que certains reconnaissent ne pas être prêts à l’heure actuelle.

En tout cas, le besoin d’accéder à des informations et formations pour comprendre les opportunités et les limites de l’IA dans les secteurs audiovisuel, publicitaire est mentionné.

Toujours au chapitre formation/information, l’organisation des rencontres avec de vrais experts pour suivre l’évolution de l’IA est proposée par les experts interrogés dans notre enquête et ce pour rester informé et de bénéficier des connaissances expertes.

La valorisation des métiers et experts en IA est par exemple suggérée pour que de telles technologies soient maîtrisées.

Vous avez mené une grande étude sur la désinformation au sein du CSCA. On reproche à l’IA qu’elle pourrait être utilisée pour générer des fake news. Faut-il l’encadrer ? Et peut-on maîtriser son impact dans ce domaine ?

 Narjis Rerhaye : Je voudrai d’abord rappeler que notre étude révèle que pour 67% des professionnels interrogés, l’IA pose des problèmes éthiques dans les métiers des industries créatives. Les impératifs de régulation de l’IA apparaissent comme une nécessité pour 77% des professionnels interrogés.

La question des fake news et plus encore celle des deep fake est la plus problématique. Les fondements même de la démocratie sont menacés par ces nouvelles formes du faux, de la désinformation et de  l’infox. La prévention à toutes ces dérives par les deep fake générées par l’IA –et ceci est également valable pour les fake news- passe nécessairement par l’éducation  aux médias et à I’information qui permet aux citoyens de se prémunir contre les risques liés à l’usage de nouveaux outils technologiques telle que l’intelligence artificielle.

Dans ce sens, l’éducation au numérique et à l’IA a pour principal objectif de   développer esprit critique des utilisateurs tout en adoptant des stratégies d’usages appropriées et responsables.

Un équilibre entre les avantages et les inquiétudes d’ordre éthique, technique et social qu’engendre l’IA est vivement souhaité. C’est la raison pour laquelle chercheurs en IA, universitaires, professeurs en audiovisuel et numérique interrogés dans notre étude recommandent l’investissement dans la sécurité des systèmes d’IA et la priorisation des pratiques éthiques dans le développement.

Où faut-il placer le curseur en matière d’intelligence artificielle ? C’est toute la question à laquelle il est urgent d’apporter des réponses car, dans le même temps, il faut reconnaître l’inéluctabilité du recours à l’IA et son impact durable sur la société. Je dirai pour résumer tous ces enjeux qui se posent à nous que l’innovation éthique et la collecte responsable de données sont d’une importance primordiale. La mise en valeur de « best practices » est l’un des moyens pour parvenir à une telle sensibilisation. Pour ce faire, l’implication active de diverses parties prenantes du secteur public et privé, du monde académique et de la société civile dans la réflexion et la définition des meilleures pratiques pour l’utilisation de l’IA est essentielle.

Quel est l’avenir de l’IA au Maroc sachant qu’elle peut être un levier stratégique pour le développement économique et social ?​ 

 Narjis Rerhaye : Vous avez raison de le rappeler, l’intelligence artificielle est un levier stratégique aussi bien pour le développement économique que social.

Pour y parvenir sans préjudice, il est primordial de faire de l’IA une alliée et, surtout, un outil apte à être maîtrisé.  L’inclusion de la communauté scientifique est fortement souhaitée. Et l’implication de la sphère des experts dans le développement de techniques et technologies liées à l’IA doit être renforcée.

Pour terminer, j’ajouterai que l’encouragement des études approfondies sur l’impact sociologique de cette technologie qu’est l’IA est lui aussi requis autant que l’investissement dans la formation et l’éducation pour permettre une compréhension approfondie et un travail collaboratif avec l’IA.

*Narjis Rerhaye préside le groupe de travail « Régulation et médias numérique » au sein du Conseil supérieur de la communication audiovisuelle où elle a été nommée membre par le Roi Mohammed VI en décembre 2018. Dans le cadre de sa mission au sein de cette instance de régulation, cette ancienne journaliste a publié deux précédents guides : « Etre connecté en toute sécurité : pour un usage averti du numérique par les jeunes publics » en 2021 et « Le guide de la lutte contre la désinformation : références, pratiques et outils » en 2022.

 

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