Didier Fassin: « En se niant comme pays d’immigration, la France met en péril sa cohésion et son unité »
Un changement s’opère en France dans la façon de définir l’étranger. Les frontières ne sont plus juridiques et géographiques, mais sociales, culturelles, voire raciales. L’anthropologue et sociologue Didier Fassin a enquêté sur cette dérive.
Qu’appelez-vous les « nouvelles frontières de la société française » ?
Ce sont toutes ces limites par lesquelles on cerne l’étranger. Le fait marquant, depuis quelques années, est qu’il ne s’agit plus seulement des frontières géographiques du territoire et juridiques de la nationalité, mais aussi des frontières immatérielles, non officielles, définies selon des critères sociaux, culturels, ethniques ou même raciaux, qui dessinent un étranger de l’intérieur. Un citoyen américain qui vit en France, même s’il parle très mal notre langue, sera considéré, dans sa vie de tous les jours ou même dans ses rapports avec l’administration, comme moins étranger qu’un Français d’origine malienne : il aura moins de mal à trouver du travail, il sera moins souvent contrôlé par la police, il fera l’objet de moins de préjugés. Comme le révèle un récent témoignage, même un journaliste du Monde, s’il a un nom arabe, peut être considéré comme étranger, ce qui indique bien que le phénomène touche tous les milieux sociaux. En fait, il n’y a pas en France de « problème des étrangers », mais un problème de « qui est vu comme étranger ».
Pouvez vous décrire ces deux types de frontières, externe et interne ?
Il n’existe qu’un seul mot en français pour dire « frontière ». En anglais, il y en a plusieurs, et j’en ai retenu deux : border, la ligne territoriale et légale qui sépare les étrangers et les nationaux ou les immigrés et les autochtones, et boundary, qui désigne les limites invisibles, symboliques, tracées entre catégories sociales et groupes humains. Ces frontières intérieures distinguent les individus sur des critères de couleur, d’origine, de culture, voire de religion, qui contribuent à radicaliser la différence. Ce sont des constructions idéologiques de l’Autre dont l’efficacité pratique est considérable pour compliquer l’accès à l’éducation, à l’emploi ou au logement. C’est pourquoi nous avons décidé, en réunissant une quarantaine de chercheurs, de travailler sur cette double frontière que la plupart des études abordent séparément : il y aurait d’un côté l’immigration et les sans-papiers, de l’autre la discrimination et les jeunes des banlieues. Il faut penser les deux ensemble.
Pourquoi ensemble ?
Parce que, de fait, ces frontières sont de plus en plus confondues. Depuis deux ou trois décennies, on observe comment la « question immigrée » et la « question raciale » interagissent. Précisons que, lorsqu’on parle de question raciale, il ne s’agit pas de supposer que des races existent, mais de constater que certains agissent comme si elles existaient et utilisent la couleur ou l’origine comme un critère pour différencier, et souvent discriminer, des personnes. La confusion des frontières n’est pas un phénomène nouveau : à la fin du XIXe siècle, le monde colonial distinguait légalement les Français sur des critères raciaux avec le code de l’indigénat et, au début du XXe siècle, l’attitude à l’égard des Polonais ou des Italiens avait souvent une dimension raciste. Pourtant, au cours des dernières décennies, le fait était resté invisible, y compris pour les personnes concernées par ces inégalités de traitement. Il est revenu en force à mesure que les frontières extérieures se fermaient à l’immigration tandis que les frontières intérieures se consolidaient. En 1974, c’est la fin officielle des campagnes de recrutement de travailleurs immigrés, puis, en 1984, le regroupement familial, jusque-là favorisé, fait à son tour l’objet de restrictions. Dans les années qui suivent, l’enjeu de la « question immigrée » se réduit à exclure des catégories d’étrangers de plus en plus diverses, des demandeurs d’asile aux étudiants. Parallèlement, ceux qui étaient ici se sont stabilisés. Leurs enfants ne sont plus, pour la plupart, immigrés ni étrangers, mais français autochtones, au même titre que les Français que certains appellent « de souche ». Dès lors, il devient évident que les discriminations ne peuvent plus être expliquées parce qu’on aurait affaire à des non-nationaux, mais parce que ces Français nés en France ne sont pas tout à fait considérés comme faisant partie de la nation et bénéficiant d’une pleine citoyenneté. Les émeutes de 2005, déclenchées par la mort de deux adolescents à Clichy-sous-Bois, ont révélé l’articulation entre ces deux types de frontières.
En quoi ?
Les émeutiers eux-mêmes étaient pour la plupart des Français nés en France, mais de famille immigrée. Plus largement, la protestation des jeunes et parfois de leurs parents, même quand ils n’étaient pas impliqués dans les affrontements, était dirigée contre les dénis de droit dont sont victimes nombre d’entre eux. Mais ce sont surtout les commentaires qui ont montré comment les deux frontières étaient désormais confondues par beaucoup, dans les mondes médiatique, intellectuel et politique. On a parlé de « métèques » pour désigner les jeunes, de « révolte raciale » et de « racisme anti-Blancs », on a mis en cause la « polygamie » des hommes africains. L’intervention du président Chirac, quelques semaines après le début des émeutes, est très révélatrice. Donnant des gages à la fois aux radicaux et aux modérés de son électorat, il invoque deux explications : l’immigration irrégulière et les discriminations raciales, comme s’il y avait un lien entre les deux.
Qu’est-ce que la "racialisation" des discours dont vous parlez ?
C’est une manière de regarder le monde social à travers des lunettes raciales. Mais en fait, ce que j’essaie de montrer, c’est que la racialisation comporte des dimensions différentes selon qui regarde. Il y a celui qui racialise l’autre : c’est le phénomène d’assignation. Par exemple, lorsque, dans une équipe de football, on compte les joueurs en fonction de leur couleur de peau. Il y a celui qui est racialisé et qui inverse le stigmate en revendiquant ce par quoi on le distingue : c’est ce qu’on peut appeler la reconnaissance. Ainsi, la mobilisation des Noirs, que ce soit aux Etats-Unis avec le Civil Rights Movement, ou en France, avec le CRAN, Conseil représentatif des associations noires, se présente comme une réponse politique aux discriminations dont ils font l’objet et non pas, comme on le prétend souvent, comme une demande communautariste. Enfin, il y a l’observateur ou l’analyste qui essaie de rendre compte de ces phénomènes : c’est l’objectivation. On sait quelles controverses ont ainsi entouré en France les enquêtes visant à compter les individus en fonction de leur couleur ou de leur origine, principalement pour lutter contre les discriminations. Ce sont donc trois réalités bien différentes de la racialisation que, pourtant, on confond souvent.
Et en quoi distinguez-vous racialisation et racisme ?
La manière traditionnelle d’aborder le problème, c’est en effet de dénoncer le racisme. On considère que ceux qui parlent de races sont souvent racistes et utilisent ce langage-là pour induire des hiérarchies qui conduisent à moins bien traiter certains groupes. Or le racisme n’est pas suffisant pour décrire et comprendre certains phénomènes à l’oeuvre dans la société. Parler de « racialisation » permet de quitter le registre de la dénonciation (sans pour autant sous-estimer la réalité du racisme). Il ne s’agit pas de savoir si c’est bien ou mal de voir son voisin comme un Arabe, de se définir soi-même comme Noir ou de produire des statistiques utilisant un critère ethnique. La question est avant tout de comprendre ce qui est en jeu lorsqu’on produit et utilise de telles catégories. En tant que citoyen, on peut bien sûr regretter la racialisation mais, en tant que chercheur, il importe d’étudier le phénomène pour nous le rendre plus intelligible. Ce qui permet éventuellement de mieux le combattre. Par exemple, en rendant visible des réalités qu’on préfère généralement taire. Le débat sur l’identité nationale et plus largement sur l’identité européenne révèle en creux une racialisation blanche, c’est-à-dire un point de vue racial sur ce que devraient être la France ou l’Europe : une communauté de culture et de religion, mais aussi de couleur et d’origine. Ce sont du reste les mêmes qui s’indignent de la présence de trop de Noirs ou de musulmans dans notre société et qui se plaignent d’un racisme anti-Blancs.
Beaucoup de pays d’Europe sont confrontés à cette définition de « qui est l’étranger ». Comment expliquez-vous qu’elle se fixe partout sur l’islam, qui finit par englober toutes les questions de races ?
Précisons que, d’une part, la racialisation existe partout, y compris en Afrique ou en Asie, et donc pas seulement en Europe ou en Amérique du Nord et que, d’autre part, le racisme a connu dans nos pays des formes bien plus violentes et cruelles qu’aujourd’hui. Cela dit, la construction européenne a en effet exacerbé ce problème de qui est dedans et qui est dehors, qui est des nôtres et qui ne l’est pas. Et là aussi, borders et boundaries s’entremêlent. D’abord, tous les extra-communautaires ne se valent pas : mieux vaut venir de New York que de Brazzaville. Ensuite, au sein même de l’Union européenne, on crée des distinctions : on ne traite pas les Roms comme les Auvergnats. Pour en venir à votre question, la fixation hostile et dépréciative sur l’islam et les musulmans s’est effectivement développée récemment partout en Europe et en Amérique du Nord dans un contexte international trop rapidement analysé par certains en termes de « conflit de civilisations », en particulier depuis le 11 septembre 2001. Mais là encore, n’oublions pas l’Histoire. Le mépris à l’égard des musulmans et l’islamophobie puisent leurs racines dans l’histoire coloniale et dans les préjugés de l’orientalisme. La question qu’il est légitime de se poser est de savoir si ces phénomènes peuvent être assimilés à la racialisation, voire au racisme. Parfois, la réponse est de toute évidence positive. C’est le cas lorsque des responsables politiques ou des intellectuels attribuent aux musulmans des caractéristiques physiques, voire biologiques, qui permettent à la fois d’essentialiser et de stigmatiser leurs différences : c’est également ainsi qu’a toujours fonctionné l’antisémitisme. Parfois, en revanche, la fixation sur l’islam, tout en jouant sur de possibles ressorts racistes, relève plutôt de l’instrumentalisation politique. C’est ce qui est en jeu en France avec le débat sur la burqa ou en Suisse avec la votation sur les minarets : on choisit des faux problèmes et on désigne des boucs émissaires qui permettent de susciter des inquiétudes au sujet des étrangers de l’intérieur pour détourner des anxiétés fondées sur la situation économique, par exemple.
En utilisant ce terme de « racialisation », n’y a-t-il pas un risque de lever tous les tabous sur le discours autour de la « race » ?
J’en suis bien conscient et je ne crois pas qu’on puisse se satisfaire de l’idée que les chercheurs puissent utiliser ce vocabulaire sans que le reste de la société s’en empare. Il faut en effet des précautions et j’essaie d’éviter de recourir au mot « race » pour cette raison. Parler de racialisation c’est justement insister sur le fait qu’il s’agit d’une réalité construite. Mais cela ne résout pas complètement le problème. En fait, l’alternative est la suivante : soit on continue de ne pas nommer les choses, on renonce à décrire certaines réalités sociales parce qu’on ne les aime pas, et tout continue comme avant. Soit on rejette ce non-dit, on analyse les processus sociaux qui produisent des inégalités et des humiliations, parce qu’on pense qu’une société doit être lucide sur elle-même. Trop souvent, ceux qui choisissent la première option ont oublié de demander leur avis aux victimes des assignations et des discriminations raciales. Elles s’autorisent à parler à leur place. Quand on interroge les personnes qui appartiennent à des minorités en France, mais aussi dans d’autres pays, beaucoup demandent qu’on rende compte de leur expérience de la racialisation, car elles pensent que poser le problème c’est commencer à le résoudre. C’est une question de dignité et d’efficacité. Mais il y va aussi de la vérité de notre société. Nous avons trop longtemps vécu dans le mensonge à ce sujet. Ce qui n’exclut pas, bien sûr, la force des autres inégalités, sociales, économiques ou territoriales.
L’existence même d’un ministère de l’Immigration ET de l’Identité nationale contribue-t-elle selon vous à désigner nos « ennemis de l’intérieur » ?
Ce ministère nous dit, au fond, des choses assez banales et classiques en jouant sur le double registre de la xénophobie et du racisme, sous couvert d’un discours sur la citoyenneté et la nation. On a commencé par focaliser l’attention sur les personnes en situation irrégulière, ce qui a permis de déstabiliser l’ensemble des étrangers. On a continué en suscitant un imaginaire de l’identité, celui d’une « France éternelle », qui exclut de fait les immigrés et leurs enfants. Dans les deux cas, la population concernée est bien plus importante qu’on ne le dit : les suspects, ce ne sont pas seulement le sans-papiers et l’intégriste musulman, ce sont tous ceux que, pour des raisons raciales, culturelles, religieuses, certains considèrent comme indésirables. En se niant comme pays d’immigration et en s’inventant une identité différente de ce qu’elle est, la France met en péril sa cohésion et son unité. Ce jeu est dangereux. Il dégrade de surcroît l’image de notre pays au plan international. Mais les politiques ne sont pas coulées dans le marbre. Regardez comment, après les huit années sombres de la présidence Bush, l’élection d’Obama a fait bouger les lignes aux Etats-Unis. Ce n’est d’ailleurs pas seulement une question de qui est au pouvoir. Il est remarquable qu’en France, les initiatives du gouvernement dans ce domaine ont donné lieu à des réactions et à des résistances dans la société, notamment de la part des associations de défense des droits des étrangers, dont le travail quotidien constitue un rempart contre les dérives actuelles. Au-delà d’elles, beaucoup savent que nous avons une responsabilité éthique à faire de la politique, au sens que Hannah Arendt donne à ce mot, à savoir « ce qui traite de la communauté et de la réciprocité d’êtres différents ». Il y a aujourd’hui en France des hommes et des femmes inspirés par cette responsabilité.
Propos recueillis par Catherine Portevin et Sophie Lherm
Télérama n° 3133
A lire
Les Nouvelles Frontières de la société française, sous la direction de Didier Fassin, éd. La Découverte, sortie le 18 février, 600 p., 28