Ce document, transmis aux missions américaines auprès de l’ONU à New York, Vienne et Rome, ainsi qu’à 33 ambassades et consulats, demande aux diplomates américains d’espionner leurs collègues internationaux aux Nations unies. Les fonctionnaires de l’Organisation, jusqu’aux plus hauts responsables, sont également visés. Sont réclamés : leurs "emails, mots de passe Internet et intranet, numéros de cartes bancaires, numéros de cartes de fidélité de compagnies aériennes et plannings de travail ".
"BUSINESS AS USUAL"
Rien, jusque-là, qui ne surprenne le personnel, "nous savons tous qu’en travaillant à l’ONU, notre périmètre de confidentialité se réduit", admet un fonctionnaire spécialiste de l’Afrique, avant d’affirmer, "cette affaire d’espionnage, c’est business as usual !".
En revanche, que les diplomates américains soient encouragés à récupérer des "empreintes digitales, des images du visage, de l’ADN et des scans des iris", notamment de leurs homologues nord-coréens, cubains ou syriens semble sans précédent. Le secrétaire général de l’ONU lui-même, Ban Ki-moon, n’est pas épargné par cette chasse à l’information biographique et biométrique, qui en a choqué plus d’un.
"C’est si énorme, si embarrassant, qu’aucun d’entre nous n’ose même aborder le sujet si ce n’est sur le ton de la plaisanterie", reconnaît ce diplomate, dont le pays siège au Conseil de sécurité à titre de membre non permanent. "Il n’est pas dit que les Américains s’en sortiront sans dommages", souligne-t-il, notamment sur des dossiers sensibles comme l’Iran ou la Corée du Nord pour lesquels Washington est en quête de consensus.
Plusieurs des 15 pays-membres pourraient, selon le diplomate occidental, "se montrer cyniques et en profiter pour tirer la couverture à eux". C’est d’ailleurs la position et les intentions de M. Ban sur l’Iran qui, selon cette directive, préoccupent avant tout Washington. Suivent ensuite son "style de travail et de prise de décision".
"L’ONU compte sur le respect par les Etats membres des différents accords" qui garantissent ses "privilèges" et son "immunité", insistait un porte-parole après les révélations sur la directive américaine.
"MÉTHODES NAUSÉEUSES"
"Curieux sentiment de déjà vu", lâche non sans ironie James Paul, qui dirige à New York le Global Policy Forum, un think tank spécialisé sur l’ONU. En 2003, un scandale de mise sur écoutes du secrétaire général d’alors, Kofi Annan, avait éclaboussé les services secrets britanniques, accusés par ailleurs d’avoir espionné à la demande des Américains six membres non permanents du Conseil de sécurité.
Washington cherchait alors par tous les moyens à obtenir l’aval de l’ONU pour engager la guerre contre l’Irak. "Ces méthodes nauséeuses trahissent l’arrogance des Etats-Unis vis-à-vis des autres pays-membres, mais personne n’ira jamais se plaindre contre ces violations des traités internationaux, surtout pas Ban Ki-moon, qui souhaite être réélu", fait remarquer James Paul.
Le patron de l’ONU, fidèle à sa réserve habituelle, s’est jusqu’ici contenté de reconnaître : "Je sais que mon travail est transparent et constamment observé avec attention par la communauté internationale".
Aux accusations d’espionnage, l’ambassadeur américain auprès de l’ONU, Susan Rice, a répondu sans démentir : "nos diplomates sont juste des diplomates". Celle que l’on surnomme "le faucon des démocrates à l’ONU", a défendu becs et ongles la "compétence" et l’"intégrité" des diplomates américains. Si elle en a reconnu le caractère "déplaisant et malvenu", l’ambassadeur assure que ses 14 homologues du Conseil ont fait preuve de "collégialité et de soutien".
A l’occasion de la présidence du Conseil, Washington leur déroulera d’ailleurs le tapis rouge le 13 décembre. Au programme : entretiens à la Maison Blanche et au département d’Etat. Une opération de charme qui tombe à pic mais n’empêchera pas l’affaire de rester dans les esprits.
D’autant qu’elle intervient sous l’administration Obama "qui avait promis une nouvelle approche des relations internationales", rappelle Phyllis Bennis, chercheuse à l’Institute for policy studies. Pour l’auteur du livre, Calling the shots : How Washington dominates today’s United Nations, "la politique étrangère de Barack Obama s’inscrit dans la continuité de celle de George W. Bush, avec le même mépris, et non dans le changement annoncé".
Alexandra Geneste