Terrorisme/Coopération internationale: “Le Maroc alerte, informe et partage les informations dont il dispose”
Le Président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) analyse pour AtlasInfo.fr les éléments constitutifs de la singularité du modèle sécuritaire marocain en matière de lutte contre le terrorisme et les grands principes de sa stratégie en matière de coopération internationale. Emmanuel Dupuy est professeur associé de géopolitique à l’université Paris-Sud et à la Faculté Catholique de Lille. Cet ancien conseiller politique au ministère de la Défense et aux Anciens Combattants est spécialiste des questions de sécurité et de défense.
Le Maroc jouit, un peu malgré lui, d’une certaine “antériorité” de la menace terroriste et de facto d’une forme certaine de légitimité dans sa réponse sécuritaire, et ce, au prix de nombreuses victimes sur son propre territoire. Vous suivez de près les questions liées au terrorisme. Pensez-vous que ce soit cet « historique » qui fait qu’aujourd’hui le Maroc a acquis une expertise précieuse dans la lutte contre le terrorisme au niveau international ?
Emmanuel Dupuy: en effet, le Maroc a payé un lourd tribut et lorsqu’on observe ces 25 dernières années, on comprend les raisons et la manière avec laquelle il a dû redimensionner sa stratégie sécuritaire pour faire face à la menace terroriste.
Plusieurs attentats ont en effet durement frappé le Maroc, confirmant, hélas, l’enquête réalisée par la Fondation pour l’Innovation Politique : « Les attentats islamistes dans le monde entre 1979 et 2019 » qui veut que 91,2% des victimes d’attentats islamistes viennent de pays musulmans (contre 0,9% pour l’Europe) ; 44,3% plus précisément des victimes étant issues de la région d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
Il y eut d’abord, il y a 26 ans, l’attentat qui a visé l’hôtel Atlas Asni à Marrakech et qui a coûté la vie à deux touristes espagnols. Sans doute, s’agissait-il alors d’une certaine forme d’externalisation de la violence qui a miné l’Algérie voisine pendant la décennie noire de 1991 à 2002.
Il y a eu ensuite, le 16 mai 2003, les cinq attentats kamikazes qui ont frappé Casablanca dans ce qui s’apparentait à une « modélisation » de celles qui allaient toucher le continent européen durant la décennie suivante.
Ce fut le cas, hélas, peu de temps après, le 11 mars 2004 à Madrid, puis le 7 juillet 2005, à Londres. Dix ans plus tard, c’est au tour de Paris d’être lourdement endeuillé en novembre 2015, avec une série d’attaques qui a provoqué le décès de 159 personnes. Je vous rappelle que depuis 1979, 317 personnes ont perdu la vie en France dans le cadre d’attentats terroristes perpétrés par des extrémistes islamistes.
Quasiment, tous les « ingrédients » du chaos terroriste qui s’est « enkysté » en Europe, en Afrique et au Moyen-Orient étaient déjà ainsi réunis au Maroc, à travers ces prémices de l’ « hyper-terrorisme ».
Comme dans plusieurs attentats qui ont endeuillé les deux rives de la Méditerranée, le point commun entre tous ces attentats est le choix « symbolique » des lieux ciblés.
A Casablanca par exemple, un hôtel très fréquenté par les touristes étrangers, un cimetière juif, un restaurant, un centre social hébraïque, ainsi que le restaurant « Casa de España » . La même chose à Paris, le 13 novembre 2015 avec le Bataclan, un lieu de spectacle, plusieurs terrasses de cafés et le Stade de France.
Ce choix des cibles, les méthodes employées, la sociologie des terroristes, le phénomène de radicalisation localisée, ne sont pas sans rappeler, non plus, la très forte charge symbolique que revêt l’attentat ayant visé le café Argana sur la Place Jemaa-El-Fna, à Marrakech, le 28 avril 2011.
Tous ces évènements montrent le chemin difficile emprunté par le Maroc pour arriver à cette « maturité ». Depuis 2002, il y a eu quelque 300 opérations diverses fomentées contre le Maroc. Ils ont pris la forme de projets d’attentats, d’enlèvements, de jonction entre des actions liées au grand banditisme, des groupes armés des organisations terroristes, ainsi que des projets criminels que prévoyaient d’entreprendre 1500 marocains qui ont rejoint les rangs de Daech en Irak et en Syrie, dont au moins 600 sont décédés sur place.
Comment, à partir de cet historique que vous venez de rappeler, le Maroc a construit le « savoir-faire » qui caractérise son dispositif sécuritaire ?
C’est bien évidemment à partir de l’expérience acquise dans la récolte du renseignement – notamment de nature humaine – et par le truchement des outils d’anticipation qu’il a créé et sa capacité de captation des signaux faibles que le Maroc a réussi à mettre en place un maillage à l’intérieur de son propre territoire. Celui-là même qui lui a permis d’apporter une réponse coordonnée d’action et de coopération régionale, continentale, et plus spécifiquement euro-méditerranéen en matière d’anti-terrorisme. C’est sur cela que réside la « martingale » qui fait du Maroc, le maillon fort de la lutte contre le terrorisme entre l’Europe, l’Afrique et par-delà, la Méditerranée.
Il ne faut pas négliger non plus que le modèle marocain d’un Islam du « juste milieux », serein, équilibré et pondéré, qui dénonce les influences religieuses venues d’ailleurs, est également un des outils prégnants dans la lutte contre le terrorisme.
La référence « structurante » que constitue le statut de Mohammed VI, comme Roi chérifien du Maroc, « Commandeur des croyants », et « président du Comité Al-Qods », a toute son importance et rayonne bien au-delà des frontières du Royaume marocain.
Un autre point qui me paraît important est celui de la forte résilience sociale et une détermination sans faille dans le domaine cultuel à travers la restructuration du champ religieux par l’Etat. Tous ces éléments contribuent à expliquer cette espèce d’engouement au niveau international pour l’exemplarité marocaine.
Cette exemplarité, dont vous parlez, est-elle un enjeu de la coopération franco-marocaine en matière de terrorisme ?
Elle l’a toujours été avec, évidemment, des hauts et des bas. C’est par cette exemplarité qu’on peut expliquer les déplacements répétés à Rabat de plusieurs ministres français ces dernières semaines, pour exemples : le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, le Garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, ou encore le ministre des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian. Dans l’agenda de leurs entretiens figurait systématiquement le ministre des Habous et des Affaires islamiques, Ahmed Toufiq.
Ces enjeux de la coopération franco-marocaine se sont récemment refocalisés sur le retour des quelque 60 marocains figurant au Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) en France. Ces derniers sont en situation irrégulière sur le territoire français et font partie des 231 personnes que la France souhaite expulser.
Après l’attentat ayant visé la Basilique Notre Dame de Nice, le 29 octobre dernier, Gérald Darmanin a évoqué avec son homologue marocain, Abdelouafi Laftit, le souhait de la France de les voir retourner au Maroc. Les autorités marocaines n’ont pas fermé la porte à cette demande. Elles se sont montrées en tout cas plus réceptives que l’Algérie à ce sujet.
Dans ce contexte sensible, le modèle marocain de lutte contre la radicalisation et l’extrémisme violent suscite l’intérêt de la France et d’autres pays européens, tels que l’Espagne. L’exemple de l’Institut Mohammed VI de formation des Imams en est une illustration que Paris regarde avec beaucoup d’intérêt, justifiant les visites ministérielles répétées des dernières semaines, tel qu’évoqué précédemment.
La rebuffade récente du Recteur de la grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, quant à la création d’un Conseil national des Imams, tendrait à prouver que le chemin reste encore semé de nombreuses embûches.
La coopération dont a fait preuve le Maroc dans le cadre de l’enquête sur les attentats qui ont ensanglanté Paris en 2015 est connue puisque c’est grâce à un renseignement marocain que l’organisateur présumé, Abdelhamid Abaaoud, a pu être localisé et neutralisé par les forces de sécurité françaises. Dans quelle mesure les services de ces deux pays peuvent-ils améliorer cette coopération et pourquoi pas, donner l’exemple d’un véritable modèle en la matière?
Sans doute, en prenant – enfin – en compte le fait que la sécurité entre les deux rives ne se résume pas à une excellente coopération bilatérale, mais se construit dans une coopération plus large.
Comment amplifier, dès lors, la coopération nécessaire, quoique insuffisante, entre les services de renseignements français : Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) et Direction générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) et côté marocain , Direction Générale des Etudes et de la Documentation (DGED) et Direction Générale de la Surveillance du Territoire (DGST) ?
A l’instar de la mise en place en 2015 du Bureau central des investigations judiciaires (BCIJ), chargé de punir les délits au regard de l’article 108 du Code pénal marocain (banditisme dans tous ses aspects : lutte contre circulation armes/explosifs, trafics de stupéfiants, atteinte à la sûreté de l’Etat, falsification de monnaie et documents), nombre des récents déplacements de ministres français que j’évoquais, dont celui du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, ou encore plus récemment, celui de la Justice, Eric Dupond-Moretti, visait à regarder en détail les raisons de cette réussite marocaine de coordination policière, financière et judiciaire.
La Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNCT), créée en France, en juin 2017, pourrait assurer ce rôle de « FBI » à la française, comme les anciens députés Georges Fenech et Sébastien Pietrasanta l’appelaient de leurs vœux dans leurs rapports portant sur les attentats de novembre 2015, sur le modèle du BCIJ.
Tenez par exemple, aussi, la prochaine présidence semestrielle de l’Union européenne, assurée par le Portugal à partir du 1er janvier prochain, devrait s’inscrire dans la dynamique de la consolidation-élargissement de l’initiative dite du « G4 terrorisme ».
Ce « format » avait été proposé, en juin 2018, par les ministres de la justice de France, de Belgique, d’Espagne et du Maroc. Il devrait en être de même par le truchement de l’initiative dite du 5+5 (Portugal, Espagne, France, Italie, Malte + Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie, Libye).
Incontestablement, le Maroc, au-delà de sa coopération avec la France, devrait être amené à jouer un rôle beaucoup plus prépondérant que ce soit dans les cadres dont je viens de parler ou d’autres qu’il faudrait peut-être réinventer pour contrer la menace terroriste au niveau méditerranéen, africain ou européen.
Le démantèlement de plusieurs filières djihadistes au Maroc, depuis janvier 2020, notamment à Tanger, et encore très récemment, le 4 décembre dernier, à Tétouan, vient conforter le « tableau de chasse » du Bureau Central des Investigations Judiciaires (BCIJ) et de la Direction Générale de la Sûreté Nationale (DGSN). Avec 80 arrestations en 2019 pour affaires de terrorisme, plus de 175 cellules terroristes démantelés depuis 2002, ainsi que 350 projets d’attentats déjoués, sur la même période, les services de la sûreté intérieure marocains peuvent partager leurs expériences et leur expertise de manière à ce qu’elles profitent à leurs partenaires dans cette lutte contre le terrorisme de manière plus importante.
Le Maroc informe, alerte et partage les informations dont il dispose, ce qui a permis d’anticiper sur des opérations terroristes et de neutraliser leurs organisateurs à l’instar de l’opération déjouée en janvier 2015 à Verviers, en Belgique, et ce grâce aux informations données par les autorités sécuritaires marocaines à leurs homologues belges et à Europol.
Il y a d’autres éléments qui entrent en jeu dans la place du Maroc et son rôle dans la sécurité de toute la région : ses avancées diplomatiques, son leadership sur le continent africain et toute la dynamique d’intégration économique qu’il imprime en Afrique. Tous ces éléments contribuent-ils à en faire un partenaire de tout premier plan pour l’Europe ?
Incontestablement. Sur le plan militaire, par exemple, le Maroc est un partenaire incontournable. C’est aussi pour cette raison qu’il a été longtemps présenté comme un « allié majeur hors OTAN » et qu’il est depuis 2016, qualifié de « partenaire stratégique » de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord.
Les avancées récentes, sur le plan diplomatique, par le truchement de la reconnaissance accélérée et élargie de la « marocanité du Sahara », à l’aune de la reconnaissance américaine du 10 décembre dernier, alliée au retour du Maroc au sein de l’Union Africaine (janvier 2017), devrait ainsi trouver sa pleine finalité avec l’intégration du Maroc au sein de la Communauté des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), comme Rabat en avait fait la demande, dès février 2017.
Il y a également la mise en place, sûrement mais lentement, de la Zone de Libre Échange Continentale Africaine (ZLECAF) à partir de 2021, rendue désormais pérenne par la ratification, en novembre dernier, par le Nigéria. Elle devrait conforter cette nouvelle réalité stratégique alliant « marocanité du Sahara » et « africanité du Maroc ».
Dans cette nouvelle dynamique d’intégration régionale, « élargie » tant du point de vue des institutions existantes – telle que la CEDEAO depuis 1975 – que celles en devenir – à l’instar du G5-Sahel, crée en février 2014, les apports du Maroc doivent être pris en compte dans des formats qui permettent de faire face aux groupes armés et organisations terroristes dans la région, tels que l’Etat Islamique dans le Grand Sahara et le Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM).
Plusieurs opérations terroristes à travers le monde auraient pu être évitées s’il y avait eu une meilleure coordination entre les services à l’intérieur d’un même pays. Prenons l’exemple de l’attentat du marché de Noël de Berlin en 2016 au cours duquel les autorités fédérales de sécurité, détentrices d’informations sur la dangerosité du terroriste, ne les avaient pas communiquées à la police de Berlin. Le Maroc a fait le choix d’une organisation qui favorise une coordination étroite des actions entre la police et la sécurité intérieure. Quelle évaluation faites-vous de ces deux modèles de fonctionnement, allemand et marocain ?
Le cas allemand est singulièrement différent de celui du Maroc. La nature fédérale du système politique allemand a, en effet, retardé l’indispensable coordination en matière de renseignement et de lutte anti-terroriste. Il aura fallu l’attentat de décembre 2016 pour que soit pris au sérieux le double objectif de la coordination des différents services de renseignements de la Fédération allemande, sis à Berlin, autant que le dialogue entre Berlin et les structures dédiées au renseignement et à la lutte anti-terroriste issues des 16 Landers allemands.
Ceci est d’autant plus vrai que la question terroriste implique en Allemagne, comme ailleurs, une nouvelle « pluralité ». Il est utile, pour être complet, de rappeler que depuis 2015, 44 attentats ayant abouti étaient d’inspiration islamiste en Europe, tandis que 17 émanaient d’organisations d’extrême- droite et 10 étaient d’inspiration d’extrême gauche.
Donc, les thématiques européennes et marocaines en termes de coordination et de centralisation décisionnelle ne sont forcément pas de même nature.
Ceci étant dit, il est pertinent que vous évoquiez cet exemple de l’attentat au camion-bélier du marché de Noël de Berlin car les services marocains de sécurité avaient transmis à leurs homologues allemands plusieurs mois avant l’attentat des informations sur le terroriste qu’ils avaient malheureusement ignorées.
Pour revenir au modèle d’organisation des services de sécurité du Maroc, il est intéressant d’observer qu’une même personne chapeaute à la fois la Sûreté Nationale et les services de sécurité intérieure. D’une certaine manière, Abdellatif Hammouchi coiffe la réponse en « amont » et en « aval », en matière de sécurité nationale. C’est un exemple à méditer.
Il y va, en effet, de l’efficacité et de la rapidité du processus décisionnel, autant que de l’interopérabilité entre agents des différents services, favorisant les logiques vertueuses de passerelle entre les différents corps.
Il faudrait cependant s’assurer que cette « hyper-coordination » ne mène pas à d’éventuelles fuites mettant en danger tout le système. Le cas des Etats-Unis peut inviter à une certaine prudence, à l’aune des failles révélées dans le système partagé « inter-agence » du renseignement américain, depuis le 11 septembre 2001. Ce danger de la « centralité » de l’accès et du traitement des données devrait, très certainement, préoccuper aussi les autorités marocaines.
La « centralité » de l’accès et du traitement de données fait l’objet d’une réflexion des autorités marocaines dans le cadre du processus de régionalisation avancée, initiée au Maroc, depuis le discours du roi Mohamed VI, du 9 mars 2011.
Comme dans le cas allemand, le Maroc a pris résolument le tournant de la « décentralisation sécuritaire », comme le plan « Hadar », associant les Forces Armées Royales, la Gendarmerie Royale, la Police et les Forces Auxiliaires, sous l’autorité des Wali, tendrait à le prouver.