Saïd Bouteflika, l’encombrant M. frère
Soupçonné par ses adversaires de vouloir exercer le pouvoir à la place d’Abdelaziz, Saïd Bouteflika est accusé d’être à la tête d’une mafia politico-financière qui a mis en coupe réglée un pays où l’argent du pétrole coule à flots. Personnage de l’ombre, il est devenu le défenseur du clan familial alors que le président brigue jeudi un quatrième mandat.
Cette réserve devenue légendaire pourrait assurer à Saïd Bouteflika une certaine quiétude ; elle alimente au contraire le moulin algérien à controverses. Il suffit de prononcer son nom pour voir se crisper les mâchoires des hiérarques du DRS (Département du renseignement et de la sécurité), les services qui ne l’apprécient pas, baisser le regard des membres de la cour présidentielle et accélérer le débit verbal des opposants. Le conseiller spécial d’el-Mouradia, le palais de la République perché sur les hauteurs d’Alger, concentre les critiques aussi sûrement que le paratonnerre attire la foudre. Il est accusé de profiter de la maladie du chef de l’État pour exercer le pouvoir à sa place et d’avoir tiré les ficelles pour engager son frère invalide sur la voie d’un quatrième mandat. Il est également soupçonné de corruption. On le surnomme « M. Commission ». Certains ajoutent des pourcentages à deux chiffres à son sobriquet. Sans preuves. Mais les rumeurs enflent.
Fidèle à son habitude, Saïd Bouteflika se tait. Il a refusé de répondre aux sollicitations du Figaro comme il décline toutes demandes d’interviews. Conseiller officieux de son frère (il a été nommé par décret non publiable), vraisemblablement depuis son arrivée au pouvoir en 1999, on lui prête une influence sans limite. À tel point qu’Abdelaziz Bouteflika, dont il avait dirigé la campagne en 2009, avait même envisagé, avant que les révoltes arabes et son AVC en avril 2013 ne chamboulent la donne, qu’il lui succède.
Un clan familial
Saïd Bouteflika a vu le jour en 1957 à Oujda au Maroc, à la frontière de l’Algérie. Une différence de vingt ans le sépare d’Abdelaziz, qui a rejoint les rangs de l’Armée de libération nationale (ANL) dans le sillage d’Houari Boumédiène, le futur chef de l’État. Après l’indépendance, l’ambitieux grand frère devient ministre des Sports à 25 ans, puis l’inamovible ministre des Affaires étrangères tiers-mondiste de l’Algérie. À Alger, Saïd est scolarisé chez les Pères Blancs, comme beaucoup d’enfants de la nouvelle nomenklatura. Durant les années noires de l’insurrection islamiste, il enseigne la physique à la faculté des sciences et de la technologie d’Alger. « Il accompagnait des délégations syndicales d’universitaires plutôt trotskistes qui venaient présenter leurs revendications. Il se tenait déjà un peu à l’écart », se souvient le patron d’un grand quotidien de la capitale. La victoire d’Abdelaziz Bouteflika à la présidentielle d’avril 1999 le propulse au sommet de l’État, où il fait son chemin.
Promu président par un cénacle de « décideurs » militaires après la démission de Liamine Zeroual, Abdelaziz Bouteflika sait que, sauf accident de l’histoire, il a de bonnes chances d’être aux commandes de son pays jusqu’à la fin de sa vie. La guerre civile entre l’armée et les islamistes est terminée. L’heure est à la réconciliation nationale, le pays est à reconstruire. L’Algérie devient un vaste chantier. Des programmes de logements bon marché ou autoroutiers sont lancés. La corruption se développe comme jamais depuis l’indépendance. Grâce à la rente pétrolière et au gaz, il n’y a jamais eu autant d’argent dans les caisses. L’Algérie se paye même le luxe de prêter 5 milliards de dollars au FMI en pleine crise financière des pays du sud de l’Europe.
Tacticien hors norme, Abdelaziz Bouteflika se méfie des généraux qu’il élimine un à un avec habilité et patience, à l’exception de Mohamed Me-diène, le chef des services. Son clan familial dans lequel Saïd, le benjamin, occupe une place à part, l’entoure. Il est un rempart pour ce célibataire endurci et sans enfant. Sa mère, Mansouria, qu’il vénère, meurt en 2009. Son frère Moustapha est jusqu’à son décès en 2010 son médecin personnel. ll reste aujourd’hui trois frères à Abdelaziz Bouteflika : Abdelghani, l’avocat, Nacer, secrétaire général du ministère de l’Information, et Saïd, mais aussi une sœur, Zhor, la sage-femme, ainsi que trois autres demi-sœurs. Saïd monte en gamme à mesure que la santé d’Abdelaziz Bouteflika, affaibli par les séquelles d’un ulcère hémorragique à l’estomac, décline. D’abord chuchotée d’un salon algérois à l’autre, la mauvaise réputation du frère du président descend dans la rue.
En 2010, la publication des câbles WikiLeaks par le journal espagnol El Pais jette un pavé dans la mare. Selon un télégramme diplomatique américain, l’ambassadeur de France à Alger, Bernard Bajolet, considère que « la corruption a atteint le sommet le plus haut en Algérie et va jusqu’aux frères de Bouteflika ». Il l’a dit à son homologue américain Robert Ford. « Elle touche désormais de nouveaux pics jamais atteints dans la hiérarchie du pouvoir », ajoute l’ambassadeur français. Les diplomates qualifient même Saïd et Abdelghani« d’authentiques rapaces », mais pensent que le président n’est pas « spécialement corrompu ».
Ces appréciations méritent des nuances. En réalité, le rôle d’Abdelghani est très limité comparé à celui du benjamin de la famille. Les témoignages désignent en effet surtout ce dernier comme le noyau de toutes les connexions avec les milieux d’affaires – il est très proche du patron du BTP Ali Haddad, également pourvoyeur de fonds pour la campagne d’Abdelaziz Bouteflika – ainsi que le donneur d’ordres de plusieurs marchés publics.
Saïd n’est pas le seul à être montré du doigt. Dans un autre câble, Gaïd Salah, le chef d’état-major de l’armée, en prend pour son grade. Il est décrit sous les traits de « peut-être le fonctionnaire le plus corrompu de l’armée ». L’ex-ambassadeur américain à Alger, Robert Ford, raconte aussi une rencontre consacrée à la corruption entre l’opposant Saïd Sadi et le général Médiène dit Toufik, le chef des « services », le DRS. Toufik qui reconnaît l’étendue du phénomène observe un instant de silence, avant de lever les yeux sur le portrait du président Bouteflika et de répliquer que le problème a atteint son paroxysme. Désormais, les polémistes s’emparent du sujet. Mohamed Benchicou, le directeur du journal électronique Le Matin.dz., est un des premiers à cogner. Il révèle en 2010 dans son livre Notre ami Bouteflika – de l’État rêvé à l’État scélérat qu’Abdelaziz Bouteflika est à l’origine du financement d’un parc « fantôme ». Quelque 10 millions d’euros ont été attribués, via des banques algériennes, à la société émirienne EIICC, pour la création du parc des Grands Verts à Alger, un projet d’immense jardin public dont l’espace s’est finalement réduit comme une peau de chagrin.
Pétrole et affaires
Au début de l’année, le ton monte. L’ex-officier des renseignements Hichem Aboud provoque un scandale en adressant à Saïd Bouteflika une lettre dans laquelle il l’accuse de toucher plus de 50 % des bénéfices sur les marchés des travaux routiers et autoroutiers confiés à l’ETRHB (l’entreprise du patron du BTP Ali Haddad, NDLR), d’avoir fait sa fortune grâce à « l’argent du pétrole sur le marché noir international et le trafic de stupéfiants », d’avoir « la mainmise sur le trafic de drogue », via « des facilités accordées aux gros trafiquants pour introduire leur marchandise depuis le Maroc. ». Saïd dément. Reconverti dans le journalisme, Hichem Aboud s’emploie à révéler le côté sombre de « la famille régnante ». Entré en conflit direct avec le frère cadet de Bouteflika, publie-t-il des affaires scabreuses par vengeance ou sort-il de vrais scandales ? Dernier en date à publiquement le dénoncer, l’ancien colonel de l’ALN et ex-patron de la gendarmerie, Ahmed Bencherif, a accusé en mars Saïd d’être « à la tête d’une mafia politico-financière qui a pris le pouvoir en Algérie depuis la maladie d’Abdelaziz Bouteflika », l’accusant d’avoir touché « un salaire de 5 000 euros grâce à Khalifa Bank », la banque de l’ex-milliardaire emprisonnée à Alger, après une cavale à Londres.
Malgré la succession des affaires qui éclaboussent depuis quatre ans l’entourage présidentiel, en particulier l’ancien ministre de l’Énergie et ex-PDG du groupe pétrolier Sonatrach, Chakib Khelil, actuellement en fuite, aucun membre de la famille n’a été jusqu’à ce jour cité en justice. « Le DRS a obtenu sa tête mais Chakib Khelil n’est que le deuxième maillon », affirme une source judiciaire proche de l’affaire Sonatrach. Il ne faisait rien sans l’aval des Bouteflika. » Comment continuer à éviter les vagues et se mettre durablement à l’abri de la justice ? Le nouveau mandat qui s’annonce devrait permettre de voir venir. En principe du moins. « Toutes les crises entre la présidence et les militaires ne sont alimentées que par un seul intérêt : assurer l’impunité du clan, empêcher l’arrivée au pouvoir d’un homme grâce auquel la justice pourrait arriver jusqu’aux frères », explique un cadre du DRS. Bien qu’amoindri, Abdelaziz Bouteflika a pu compter sur les grands patrons pour financer sa campagne électorale. Ils ont apporté leur appui financier par conviction, par intérêt ou par crainte de représailles. Il peut aussi compter sur Saïd. « C’est lui qui assure la sauvegarde du clan », assure un proche de la présidence. L’argent devrait continuer à couler à flots mais, faute de digues, sa couleur s’est salie bien avant le dernier acte du règne du raïs.