Quand l’islamisme enfante la démocratie

Le problème avec l’islam n’est pas que cette religion serait incompatible avec la démocratie. Beaucoup de gens le pensent. Des musulmans eux-mêmes en arrivent à le dire mais il n’y a, là, qu’une étrange révérence pour les textes sacrés, qu’un absurde oubli des différentes lectures qu’on peut en faire et que toutes les époques en ont eu, dans l’islam comme dans toute religion.

Si les pays musulmans du pourtour méditerranéen ignorent, aujourd’hui, la démocratie à la seule exception de la Turquie, cela tient à leur histoire et non pas au Coran. Aux débuts du deuxième millénaire, c’est sur ces mêmes terres musulmanes que la médecine, les sciences, l’histoire et la géographie, la poésie et les débats d’idées avaient connu un développement à nul autre pareil. La chrétienté s’enfonçait, alors, dans les ténèbres. Le monde islamique brillait, lui, de mille feux qui ne s’étaient éteints qu’au moment de la Renaissance européenne.

Plus l’Europe s’est affirmée, plus l’islam a décliné, finissant par offrir son affaiblissement aux conquêtes occidentales.

Loin d’être l’occasion d’un rebond, sa décolonisation lui a infligé de nouveaux reculs car, entre ceux des pays musulmans qui avaient choisi le modèle soviétique et ceux qui s’étaient alignés sur les Etats-Unis, ce ne fut qu’oligarchie et impéritie, parti unique ou monarchie absolue. Aux temps des indépendances, le monde islamique a tant gaspillé ses ressources et bafoué les libertés, tant créé d’injustices et tant décimé les rangs de la démocratie, que ne sont restées, face à face, que des dictatures et les mouvances islamistes. De type algérien ou saoudien, les unes veulent durer pour continuer à s’enrichir, les autres cherchent la voie d’une revanche historique dans un retour identitaire à la religion. Les deux mènent à l’impasse du statu quo, à la perpétuation de la pauvreté et de la violence policière ou terroriste. Le tableau général est plus qu’accablant mais ce drame a son contre-exemple, celui de la Turquie.

Voilà un pays qui, non content de se développer à un rythme effréné, vient d’adopter, par référendum, une extension de ses libertés constitutionnelles. 58 % des Turcs se sont prononcés, dimanche, pour une rupture avec le legs de leur dernière dictature militaire et le plus extraordinaire est qu’ils l’ont fait à l’initiative d’un parti, l’AKP du Premier ministre Recep Erdogan, dont la filiation politique n’est pas fondamentalement différente de celle d’Al-Qaeda. A l’origine, l’AKP était un mouvement islamiste, fondamentaliste et violemment anti-occidental. C’est sur ces bases qu’il s’était constitué. C’est sur elles qu’il s’était, petit à petit, affirmé mais c’est pourtant ce même parti, au pouvoir depuis 2002, qui a accompagné la croissance économique de la Turquie et vient d’élargir, maintenant, ses libertés.

Qu’en conclure et comment le comprendre ?

La réponse des 42 % de Turcs qui ont voté non est de dire qu’on ne serait, là, que devant une manœuvre, un «agenda caché» qui viserait, sous couvert de démocratie, à réduire l’influence et l’autonomie des deux garants historiques de la laïcité turque que sont le pouvoir judiciaire et l’armée. Ce n’est pas que fantasme. Cette crainte n’est pas infondée puisque le premier effet de ces 26 amendements constitutionnels sera, c’est vrai, de soumettre les juges et les militaires au pouvoir politique, aujourd’hui détenu par l’AKP, mais cette réponse n’est pas la seule possible.

L’autre manière de voir les choses est que la révolution kémaliste des années 20 – celle qui avait permis la modernisation de la Turquie en instaurant la laïcité – fut d’une telle violence sociale et avait tant dépendu de l’armée qu’elle avait, elle aussi, débouché, comme dans tout le reste du monde islamique, sur un face-à-face entre les militaires et les islamistes.

C’est ainsi que l’AKP était devenu majoritaire mais, pour accéder au pouvoir et y rester, le parti a dû se draper dans la démocratie et se revendiquer de l’Europe, commencer par feindre une transformation dont le succès même a fini par le transformer car il y a trouvé une légitimité consensuelle qui fait, aujourd’hui, sa force.

Quand il se définit, désormais, comme «islamo-conservateur» – religieux, traditionaliste, de droite, mais démocrate – et affirme n’être qu’un pendant musulman de la démocratie chrétienne, il y a des raisons de le croire car c’est bel et bien ce qu’il est devenu pour ses électeurs et ses cadres. L’AKP est devenu un parti d’alternance dont le seul poids est en train de reconstituer, face à lui, une opposition politique de filiation kémaliste, d’enraciner la démocratie en Turquie et de prouver qu’il n’y a pas incompatibilité entre l’islam et la liberté.

(Source Libération)

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