Israël Les espions se mettent à table

Législatives israéliennes 1/2 Dans un documentaire explosif, six anciens chefs de la sécurité intérieure racontent trente ans de lutte antiterroriste, ne taisant ni les doutes ni les bavures. Un pavé dans la mare électorale.

Du jamais-vu en Israël. Des anciens patrons des services de renseignements, le Shin Beth, l’équivalent du FBI américain, parlent. Face à une caméra. Dans Israel Confidential (The Gatekeepers pour la version américaine), un documentaire réalisé par Dror Moreh, six des sept responsables de la sécurité intérieure de 1980 à 2011 (1), à la tête de ce «bouclier invisible» chargé de protéger le pays du terrorisme, racontent leurs réussites, leurs échecs et leurs doutes.

Diffusé en pleine campagne électorale pour les législatives du 22 janvier, le film est un terrible rappel de la réalité politique du conflit avec les Palestiniens. Un sujet que tous les candidats évitent soigneusement d’évoquer, la droite préférant agiter la menace de l’Iran, et la gauche la justice sociale – à l’exception de Tzipi Livni, la chef du parti Kadima et ancienne ministre des Affaires étrangères.

Une liberté rare

Sorti il y a deux semaines en Israël, le film fait salle comble, laissant les spectateurs pétrifiés, tandis que le débat rebondit dans les journaux et à la télévision. Youval Diskin, dernier en poste des six dirigeants interviewés (2005-2011), dit publiquement tout le mal qu’il pense de ses anciens patrons, à savoir le Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, et son ministre de la Défense, Ehud Barak. Et c’est encore un pavé dans la campagne électorale : «Mes collègues du Shin Beth et moi ne leur faisions aucune confiance pour mener à bien une offensive sur l’Iran.» Diskin, engagé à présent dans l’opposition, décrit un Nétanyahou faible, hésitant, incapable d’assumer ses responsabilités, «préoccupé par ses propres intérêts, qui passent avant ceux de l’Etat et de la sécurité du pays». En réponse à ces accusations, Nétanyahou et Barak ont déclaré que Diskin était motivé par des frustrations personnelles.

Ces six ex-chefs du Shin Beth, service qui dépend directement du Premier ministre israélien, sont restés silencieux pendant plus de trente ans. Mais leurs voix, désormais, vont être largement entendues en Israël et à l’étranger : le film, coproduit avec la France – les Films du Poisson et Arte (2) -, vient de recevoir le prix du meilleur documentaire des critiques américains (Los Angeles Film Critics Association) et, nommé aux Oscars, est promis à une carrière internationale. Il sortira en salles aux Etats-Unis, ce qui ne manquera pas d’engager un débat au sein de la communauté juive américaine, soutien essentiel aux gouvernements israéliens.

Les chefs du contre-espionnagen’hésitent pas à parler, avec une liberté rare dans tout autre pays, d’arrestations, d’assassinats ciblés et autres méthodes de la «violence d’Etat» dans la lutte antiterroriste. A travers leurs témoignages, c’est toute l’histoire d’Israël depuis la guerre des Six Jours qui défile.

En 1967, Israël est victorieux mais se retrouve avec un million de Palestiniens dans les Territoires occupés de Cisjordanie et de Gaza. Le Shin Beth doit alors «contrôler» cette énorme population hostile, tâche à laquelle il n’est pas préparé. «On a commencé par recenser la population des Territoires. On a envoyé les réservistes frapper aux portes avec quelques mots d’arabe, mais on s’est trompé de mots et, problème, ils ont dit en arabe : "On vient vous castrer"», raconte Avi Dichter, qui a dirigé le Shin Beth de 2000 à 2005. La leçon sera entendue, les membres du Shin Beth vont apprendre l’arabe.

«Jamais de vision stratégique»

«Nous n’avions aucune directive des gouvernements successifs, nous ne savions pas dans quelle direction aller, affirme Yaakov Peri, patron du Shin Beth de 1988 à 1994. C’était toujours de la tactique, jamais de vision stratégique.» Avec l’occupation, le terrorisme se développe. «On avait enfin du travail», ironise Avraham Shalom, qui a dirigé le Shin Bet de 1980 à 1986. Le vieux chef de la sécurité raconte comment, en 1984, il a affronté le fameux détournement du «bus 300» : parti de Tel-Aviv direction Ashkelon, le véhicule et ses passagers avaient été pris en otages par des terroristes qui tentaient de les emmener à Gaza. «On a intercepté le bus. Deux des terroristes étaient encore vivants après l’attaque. J’ai demandé au chef des opérations : "Dans quel état ?" "Presque morts", a-t-il répondu. Alors je crois qu’il a pris une pierre…» Les deux Palestiniens seront achevés. La presse israélienne publie en une leur photo, menottés. Scandale et commission d’enquête : qui a donné l’ordre d’exécuter des prisonniers ? Avraham Shalom propose de démissionner, mais Yitzhak Shamir et Shimon Pérès le soutiennent, par crainte d’être entraînés dans sa chute. Shalom démissionnera deux ans plus tard.

Auparavant, le chef de la sécurité a aussi dû faire face à un nouveau mouvement terroriste juif clandestin, des colons mystiques qui ont déjà commis des attentats, blessant grièvement les maires de Ramallah et de Naplouse, en représailles à l’attaque d’une synagogue à Hébron. «On a identifié les coupables, se souvient-il. On savait qu’ils projetaient de mettre des bombes dans des bus palestiniens à Jérusalem. On les arrête à 4 heures du matin, dix-sept hommes avec leurs bombes. Ce groupe extrémiste voulait faire sauter la mosquée de Jérusalem "pour accélérer l’arrivée du Messie". Si le mont du Dôme [l’esplanade des mosquées, ndlr] s’était effondré, on aurait eu la guerre avec tous les pays musulmans, cela aurait été une catastrophe épouvantable. J’ai été félicité par le gouvernement. Et puis ces terroristes juifs sont tous sortis très vite de prison. J’ai alors cessé de prendre les politiques au sérieux.»

Face aux révoltes populaires palestiniennes – l’Intifada – et à la recrudescence des attentats, le Shin Beth, cette «machine performante» comme dit Carmi Gillon, le chef du service de renseignements de 1994 à 1996, quadrille les Territoires, arrête, interroge. «Dans la lutte antiterroriste, on oublie la morale, constate Ami Ayalon, patron du Shin Beth de 1996 à 2000. Des gens risquent de mourir dans un attentat et cette information est connue de la personne que vous interrogez. Alors on emploie toutes les techniques, privation de sommeil, menottes, obscurité, pour que l’homme se sente menacé.» Il se souvient de sa stupéfaction le jour où il est allé, pour la première fois, au centre d’interrogatoires de Jérusalem : «C’était dans la prison de Jérusalem, la pire qui soit, elle date des Turcs et tout homme normal avouera qu’il a tué Jésus, dit-il. Là, on fait pression sur un homme qui comprend qu’il finira par cracher le morceau, et que le plus tôt sera le mieux.»

Les services d’espionnage reposent avant tout sur le «renseignement humain», les informateurs qu’il faut recruter. «On doit sélectionner quelqu’un qui a priori ne vous aime pas, dit Diskin, et lui faire trahir son entourage, ses amis, sa famille… Ce n’est pas simple. On travaille ruelle par ruelle, village par village, on étudie les clans, afin de cibler celui qu’on pourra recruter.» Ces informateurs aident à identifier de futurs terroristes : «Certaines nuits, on investissait un village, on arrêtait des centaines d’hommes et on les faisait défiler devant nos indicateurs masqués, cachés derrière un camion.»

Dans cette guerre contre ceux qui menacent la sécurité des Israéliens, tous les coups, ou presque, sont permis. Mais les décisions sont parfois difficiles. Ainsi avec la politique des «assassinats ciblés», qui repose sur l’idée qu’il faut assassiner les chefs et les idéologues pour mettre fin au terrorisme. Avec le risque des dommages collatéraux… «Les hommes politiques préfèrent des choix binaires, explique Diskin, mais quand on est à mon poste, rien n’est noir ou blanc. Par exemple, le type qu’on cible n’est pas seul dans sa voiture et on ne sait pas si ce sont des hommes de son réseau qui sont avec lui. Alors on tire ou on ne tire pas ? Le temps est compté, c’est une course contre la montre et on attend le feu vert du Premier ministre. On fait sauter la voiture. Après, on se dit qu’on a pris la bonne décision, que ces gens s’apprêtaient à commettre des attentats et pourtant quelque chose vous dérange : le pouvoir de décider de leur mort.»

Une victoire militaire mais un échec politique

Quand Carmi Gillon était à la tête du Shin Beth, la paix semblait en marche. Yasser Arafat et Yitzhak Rabin s’étaient serré la main et avaient signé les accords d’Oslo en 1993. Mais les attentats palestiniens n’ont pas cessé et l’extrême droite a mené campagne contre le Premier ministre. «A l’été 1995, j’ai senti que Rabin était en danger, confie Carmi Gillon, encore bouleversé. Je suis allé voir Yitzhak et je lui ai dit : "Ils vont finir par t’avoir, il faut renforcer ta sécurité, une voiture blindée, un gilet pare-balles." Il m’a envoyé balader : "Un ancien du Palmah (3) ne porte pas de gilet pare-balles." C’était un homme hors du commun. Et je n’ai pas pu empêcher son assassinat. Un petit meurtrier de pacotille, Yigal Amir, a changé le cours de l’Histoire. J’ai tout de suite décidé de présenter ma démission.»

Interviewés séparément, les chefs du Shin Beth disent, chacun avec ses mots, qu’ils ont bien fait leur job de «bouclier invisible», mais que tout a empiré. C’est l’histoire d’une victoire militaire et d’un échec politique. Diskin cite Clausewitz : «La victoire, c’est créer une situation politique meilleure.» Le plus ancien de ces chefs de la sécurité intérieure, Avraham Shalom, est froid et direct : «Au début, les Palestiniens n’existaient pas. Les Premiers ministres se sont succédé sans jamais prendre en considération le peuple palestinien. A commencer par Golda Meir qui répondait toujours quand on lui parlait des Palestiniens : "Mais moi, je suis palestinienne." Avec Pérès, l’atmosphère a changé, mais on faisait toujours la même chose. On a réussi à maîtriser le terrorisme, mais ça ne réglait pas le problème de l’occupation. On a gagné la guerre, mais on a perdu la bataille.»

Satisfaction personnelle, désespoir politique que résume Youval Diskin : «Vous entrez au milieu de la nuit pour arrêter un homme, vous êtes témoin de scènes douloureuses entre parents et enfants. C’est un jeune soldat qui vient de passer son bac qui doit décider s’il fouille un père qui tient son enfant. Nous sommes devenus cruels envers nous-mêmes et, surtout, envers une population. Sous prétexte de lutter contre le terrorisme, nous rendons la vie de millions de gens insupportable. Moi qui connais très bien les Palestiniens, je peux vous dire qu’on ne fait pas la paix en ayant des relations militaires, mais des relations de confiance. Il faut parler avec tout le monde, et s’ils répondent mal, il faut continuer à parler, il n’y a pas d’autre choix.» Et cet autre chef militaire, autre dur de la lutte antiterroriste, Yaakov Peri, de confier : «Ces situations finissent par vous miner, et quand vous quittez le Shin Beth, vous devenez un peu gauchiste…»

(1) Yossef Harmelin, mort en 1994, a dirigé le Shin Beth de 1986 à 1988. (2) Le documentaire sera diffusé sur Arte au printemps. (3) Les forces d’élite de l’armée secrète juive du temps du mandat britannique.

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