Des centaines de jeunes Tunisiens ont manifesté mardi à Tunis et à Sfax (centre) pour protester contre la pauvreté et la classe politique, après quatre nuits de troubles en raison de la profonde crise sociale.
Les troubles avaient éclaté vendredi dans plusieurs régions au lendemain du dixième anniversaire de la chute de Zine el Abidine Ben Ali, chassé du pouvoir par la foule le 14 janvier 2011. Lundi, le ministère de l’Intérieur a fait état de plus de 600 arrestations.
Répondant notamment à des appels lancés sur les réseaux sociaux, plusieurs centaines de jeunes se sont rassemblés mardi à Tunis et Sfax, bravant l’interdiction de rassemblement décrétée pour des raisons sanitaires.
Sur l’avenue Habib Bourguiba, principale artère de Tunis, les slogans contre le gouvernement et la police se mêlaient à ceux de la révolution de 2011, comme « le peuple veut la chute du régime ».
« Le désespoir s’est généralisé. Le virus s’ajoute à la pauvreté et au chômage. Dix ans après (la révolution, NDLR), nos demandent ne se concrétisent pas », a déploré Donia Mejri, 21 ans, étudiante en sciences humaines à Tunis.
« Nous voulons nos droits »
Les protestataires –étudiants pour la plupart– qui souhaitaient atteindre le ministère de l’Intérieur, ont été repoussés par les forces de l’ordre, largement déployées sur l’avenue depuis jeudi.
« Nous ne voulons ni détruire ni voler. Nous voulons nos droits, et nous n’arrêterons pas avant que ce gouvernement parte », a affirmé à Sfax Ghazi Tayari, membre de la société civile.
Les troubles nocturnes ont eu lieu depuis vendredi malgré un couvre-feu à partir de 20 heures, en vigueur depuis octobre pour tenter d’endiguer la pandémie de nouveau coronavirus. Accompagnées parfois de manifestations en journée, ces protestations ne présentent pas de revendications politiques claires et ont été émaillées de pillages.
Après plusieurs jours de silence, le Premier ministre Hichem Mechichi, également ministre de l’Intérieur par intérim, a condamné mardi sur Facebook « les pillages et les vols ».
Il a estimé que les troubles qui avaient éclaté dans des zones marginalisées n’avaient « aucun rapport avec des mouvements de protestations (…) pacifiques ».
La veille, le président Kais Saied, largement élu en 2019 avec le soutien des jeunes, avait appelé ceux-ci à ne pas s’en prendre aux personnes ni aux biens dans leur défense du « droit au travail, à la liberté et à la dignité », reprenant les slogans de la révolution de 2011.
Dans la nuit de lundi à mardi, des centaines de jeunes de plusieurs quartiers en banlieue de Tunis avaient jeté des pierres et cocktails Molotov sur des policiers déployés en force, qui avaient tiré d’importantes quantités de gaz lacrymogène.
A Sfax, deuxième plus grande ville du pays, des protestataires avaient incendié des pneus et coupé des routes, selon un correspondant de l’AFP.
Dimanche soir, le ministère de la défense avait annoncé le déploiement de l’armée pour protéger certains bâtiments publics.
« Déni »
Ces heurts interviennent alors que la pandémie a détruit des milliers d’emplois dans des secteurs clés du tourisme, mais aussi dans la restauration ou la sous-traitance aéronautique, sans revenu de compensation, plongeant de nombreuses familles dans le désarroi.
« Il y a un déni et une sous-estimation de la colère parmi les jeunes, notamment parce que les onze gouvernements qui se sont succédé (depuis la chute de Ben Ali) n’ont pas eu de stratégie pour répondre à la question centrale de l’emploi », souligne Olfa Lamloum, directrice de l’ONG International Alert en Tunisie, qui travaille dans les zones les plus marginalisées du pays.
« Tant qu’il y a une réponse uniquement sécuritaire, avec des arrestations massives, et pas de réponse sociale ou politique, les tensions vont rester vives », estime Mme Lamloum.
Les dirigeants politiques, très divisés, se sont accusés mutuellement d’orchestrer les heurts pour déstabiliser le pays.
Le gouvernement, constitué avec peine en septembre, et largement remanié samedi, est en attente d’un nouveau vote de confiance.
L’instabilité politique et le manque de perspectives économiques, avec un recul historique du Produit intérieur brut de 9% annoncé pour 2021, ont alimenté un pic de départs illégaux vers l’Europe, où les Tunisiens sont désormais la principale nationalité à arriver sur les côtes italiennes.