Echec de la transition en Tunisie: « l’alliance entre islamistes et laïcs a tiré le pays vers un angle mort »

Pour Houda Ibrahim, spécialiste du Maghreb, 10 ans après la révolution du Jasmin en Tunisie, « le constat est amer et sombre » et « les tunisiens ne peuvent que faire le deuil des espoirs suscités », selon la journaliste, grande reporter à RFI. « L’alliance entre islamistes et laïcs a tiré le pays vers un angle mort » et signé l’échec de la transition démocratique tunisienne.

10 ans après la révolution du Jasmin, que reste-t-il des immenses espoirs soulevés en Tunisie ?

Le constat est évidemment amer et sombre. Les tunisiens, dix ans après, ne peuvent que faire le deuil des espoirs suscités lors du soulèvement de 2011. La transition démocratique semble être en danger aujourd’hui en Tunisie.

Le soulèvement n’a pas réussi à concrétiser les aspirations du peuple, au contraire, il a créé de nouvelles frustrations. Ce dixième anniversaire du soulèvement intervient donc dans un climat délétère, avec une paralysie politique généralisée, un recul économique et social qui n’est pas près de s’arrêter avec les contraintes imposées par la pandémie de la Covid-19.

Face à cette situation, les inégalités territoriales se sont aggravées et la fracture sociale s’est élargie. Les alliances gouvernementales depuis 2011 ont affaibli l’économie, la justice transitionnelle n’a pas pu avoir lieu réellement et la classe moyenne ne fait que rétrécir.

On a acquis la liberté d’expression oui, la possibilité de changer, mais les réformes nécessaires de l’Etat, des institutions, de la constitution et du système politique n’ont pas encore eu lieu. Pour cela il faut une nouvelle révolution.

Beaucoup espèrent, aspirent et œuvrent toujours à réaliser ce changement profond, ce sont surtout les animateurs de la société civile, et c’est paradoxalement que ce soit eux qui tirent la charrette du changement aujourd’hui et non pas la classe politique occupée par la défense de ses propres intérêts au lieu de défendre ceux du pays. Ce ne sont pas non plus les partis politiques inopérants et qui sont au rang des abonnés absents.

 Pourquoi l’alliance entre islamistes et laïcs, présentée comme la planche de salut par laquelle la Tunisie entrerait de plain-pied dans la démocratie, n’a-t-elle pas fonctionnée ? Etait-elle une expérience vouée à l’échec dès le départ ?

Il n’y a pas de mariage possible entre les partis laïcs qui croient à un état civil, un état de droit et les islamistes qui cherchent toujours non seulement à accaparer le pouvoir mais à mettre l’Etat au service de leur vision du pouvoir, à imposer à l’état le pouvoir de la religion telle qu’ils l’interprètent .

Houda Ibrahim

Cette alliance a tiré le pays vers un angle mort. C’est ce qui s’est passé durant l’alliance qui a eu lieu entre le parti Nida Tounes et le parti islamiste Ennahda. Ce mariage ne pouvait pas être « consommé » de par sa nature même. D’ailleurs Ennahda, malgré son succès aux élections, ne fait que reculer depuis la poussée qu’il a enregistrée en 2011. La majorité des personnes qui votent pour ce parti sont des protestataires, et cela face à une très grande partie de silencieux qui ne votent pas car ils ne font plus confiance à la classe politique.

Qu’est ce qui explique les difficultés ou cette incapacité du parti islamiste tunisien à gérer les affaires du pays ?

Ennahda ne parvient pas à survivre à l’épreuve du pouvoir. Il a déjà échoué et on le voit constamment au parlement fortement divisé aujourd’hui et qui n’arrive pas à légiférer. Le chef du parti et du parlement, Rached Ghannouchi, n’arrive pas à fédérer. Son agenda est largement différent de celui du parlement et il mélange la direction de son parti et la direction du parlement. Si Ennahda n’évolue pas et ne défend pas le pays avant de défendre l’intérêt des islamistes au-delà de la frontière tunisienne, ce parti n’aura pas d’avenir.

S’il y a élection demain en Tunisie, Ennahda sera minoritaire, des partis comme Al Karama, à sa droite, enregistrent je pense des avancées et on assiste à une montée de nouveaux populismes.

Par ailleurs, la question de l’avenir de l’Islam politique et de son rapport avec l’Etat et le pouvoir se pose au-delà de la frontière tunisienne. L’environnement local et régional est moins favorable aux partis de l’Islam politique dans les pays du « Printemps Arabe », même si ces partis, tout comme les mouvements terroristes, sont toujours financés par l’argent des pétrodollars. Ils sont soutenus par l’administration américaine d’Obama, comme l’ont montré les e-mails de Hillary Clinton, l’ancienne ministre américaine des affaires étrangères.

Certains avancent que c’est grâce à cette alliance entre islamistes et partis laïcs ou progressiste que la Tunisie n’a pas éclaté en plein vol et a échappé au sort de pays comme la Libye, la Syrie ou le Yémen, ou à une nouvelle dictature comme en Egypte. Soit, mais le pays est toujours dans l’impasse, il ne trouve pas le système politique censé mener une véritable démocratie.

Il faut beaucoup de courage et de la volonté pour réformer. La démocratie est un long chemin difficile et il faut beaucoup de sacrifices pour y parvenir. Le purgatoire semble être un passage obligé. Jusqu’à quand ? C’est toute la question.

Comment le pays peut-il sortir de l’impasse et faire qu’il y ait une réelle transition démocratique en Tunisie ?

Aujourd’hui, nous n’avançons pas en Tunisie car il y a au pouvoir des volontés contradictoires qui se battent entre elles. Celui qui sort vainqueur définira en fin de compte la nouvelle identité de la Tunisie. En attendant, le pays stagne et rien n’avance. Nous verrons ce qui se passera lors des législatives prévues à l’automne prochain.

Si le parti Ennahda a su profiter de l’implosion de la coalition Nidaa Tounes, il n’est pas sûr qu’il puisse préserver ses avancées surtout que le mouvement est secoué actuellement par des déchirements entre les différents courants internes qui s’opposent.

Quant aux partis politiques progressistes, ils doivent faire preuve de leur capacité à avancer sur le terrain. Ils donnent le sentiment d’une forme de « laxisme » nuisible au concept même de la démocratie. Il semblerait qu’ils n’aient pas encore trouvé ni la bonne vitesse ni la bonne manière pour agir.

Sur le plan purement économique le pays est plongé dans une crise qui exacerbe les fractures : chômage endémique, désespérance de la jeunesse, appauvrissement des régions intérieures. Comment redresser suffisamment la barre pour voir renaitre une dynamique d’espoir ?

Effectivement, le tableau est très noir mais la situation n’est pas irrécupérable. La Tunisie se trouve aujourd’hui dans une situation de crise à de multiples niveaux et le pays parait ingouvernable. Si je ne me trompe pas, il y a eu, en dix ans, neuf premiers ministres et plus encore de gouvernements et cela ne sert pas la « révolution ». Pour pouvoir agir, un gouvernement a besoin de temps. En six mois, un gouvernement ne peut rien faire, il doit pouvoir s’installer dans la durée, car il lui est impossible de redresser la situation économique, en quelques mois, surtout quand l’héritage est difficile et que le pays ne possède pas beaucoup de ressources naturelles.

La Tunisie a besoin de politiciens droits et pas corrompus, de véritables hommes d’état capables de faire face à cette paralysie généralisée et ses raisons profondes pour pouvoir subvenir aux besoins du peuple. Mais aujourd’hui le pouvoir est fragmenté et les institutions ne fonctionnent pas, c’est la pire des choses qui peut arriver à une démocratie naissante ou encore jeune. Cela pénalise les citoyens comme le pays.

Il faut des hommes politiques avec une vision, un projet politique viable car le constat est affligeant : hausse de la dette publique, inflation, hausse du chômage surtout parmi les jeunes : plus de 35%. Ce chômage les pousse aujourd’hui à prendre la mer pour tenter leur chance ailleurs. Le nombre de candidats à la migration clandestine est en constante augmentation et la pandémie de la Covid-19, aggrave la situation comme partout ailleurs.

Vous évoquiez la corruption. Jusqu’à quel point est-elle importante aujourd’hui ?

La Tunisie souffre malheureusement d’une autre pandémie, celle de la corruption. Cette maladie du tiers monde fait des ravages. Elle épuise les ressources de l’Etat pour l’enrichissement d’une minorité. S’il y a un facteur qui réduit le plus l’espoir dans ces pays c’est la corruption qui soumet l’économie à une rude épreuve. En Tunisie, jusqu’à présent la lutte contre la corruption est restée un slogan hissé par plusieurs gouvernements post-soulèvement.

Cependant et malgré tout, l’espoir est toujours là car si les gens abandonnaient l’idée du changement, il ne leur resterait plus rien.

La Tunisie a besoin aujourd’hui d’une personnalité forte qui prenne la tête du gouvernement, une personnalité capable de fédérer les tunisiens, d’avoir un projet politique et économique pour tout le pays, surtout pour les régions qui se sont encore appauvries.

Dans la plupart des pays arabes qui ont connu des soulèvements populaires depuis 2011, les gens se sont levés pour la liberté et surtout pour la dignité et la justice sociale. Ils se sont soulevés contre le chômage et la pauvreté. Or, aujourd’hui en Tunisie on est plus pauvre et il y a plus de chômeurs.

Il y a beaucoup de désillusions mais l’espoir renait de ce même désespoir. En dépit de cette situation, la jeunesse continue toujours sur le chemin du changement et c’est en elle qu’on peut placer l’espoir. Si elle échoue, le pays se dirige vers le chaos.

 

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