Algérie : les leçons de la « décennie noire »
Entre radicalisation et désengagement, comment la société algérienne est-elle parvenue à avancer malgré le terrible traumatisme vécu dans les années 90 ?
Dans un paysage arabo-musulman souvent traité sur un mode monolithique, on oublie que l’Algérie a connu une trajectoire très singulière dans son rapport à la violence djihadiste. Les statistiques relatives aux combattants étrangers de Daech tendent à refléter cette particularité : si le Maghreb a été une zone de recrutement particulièrement prolifique pour l’État islamique, l’enrôlement des Algériens a été pour ainsi dire insignifiant du point de vue numérique.
Les données du Soufan Group indiquent ainsi que plus de 5 000 Tunisiens et 2 000 Marocains auraient rejoint Daech. Géographiquement située entre ces deux pays, l’Algérie aurait, selon certaines estimations, fourni moins de 150 soldats à l’Organisation de l’État islamique.
Plusieurs facteurs expliquent cette particularité sociologique. Pour nombre de chercheurs, l’Algérie a d’une certaine manière engendré et expérimenté son propre Daech. Précisons, à ce titre, que si le rôle des services de sécurité algériens dans la radicalisation de ces groupes est avéré, le degré et l’étendue de la manipulation est en revanche sujet à débats entre les spécialistes. Quoi qu’il en soit, les niveaux de violence atteints par les Groupes islamiques armés (GIA) durant la « décennie noire » (1990-2000) sont, par de nombreux aspects, très comparables aux pratiques sanguinaires des djihadistes du Cham.
Viols, décapitations, opérations kamikazes ont été le lot quasi quotidien de la société algérienne des années 1990. Ce traumatisme expérimenté une génération après celui de la guerre de Libération nationale (1954-1962) a profondément marqué et déchiré les familles – qu’elles aient été sympathisantes des courants islamistes ou du côté des forces de sécurité.
Le fantasme commun de la purification du corps social
Comme Daech, les Groupes islamiques armés se sont empressés d’imposer une vision manichéenne du monde, ne laissant aucune alternative aux citoyens sinon celle d’être « avec » ou « contre » eux. Les deux entités se rejoignent également dans leur fantasme de purification du corps social. Le premier objectif des GIA à été d’éliminer physiquement les étrangers, les expatriés et les intellectuels au sens le plus large (journalistes, écrivains, universitaires..), tandis que Daech a été plus loin, condamnant et éliminant toute personne ne s’inscrivant pas dans son orthodoxie religieuse, en particulier les populations chiites.
Ce regard comparatif reflète également une forme d’échec du politique. De manière limpide en Algérie, suite à la confiscation par le pouvoir de la victoire du Front islamique du salut (FIS) aux élections législatives de 1991, et de manière plus diffuse ou indirecte chez les combattants de Daech. Une large part de ces derniers provenait des territoires les plus relégués de leur société d’origine et ont été fascinés par l’utopie politico-religieuse du projet califal.
Les statistiques de l’Unité de coordination de lutte antiterroriste (Uclat) sont, à cet égard, très instructives : parmi les 265 djihadistes français morts jusqu’en septembre 2017 dans les régions syro-irakiennes, près de 55 % de provenaient de zones urbaines reléguées et conjuguaient des difficultés sociales protéiformes (échec d’intégration, antécédents judiciaires).
Des types de recrutement différenciés
Mais ces deux mouvances présentent également de nombreuses divergences. L’une des plus frappantes concerne la sociologie ainsi que la nature des motivations des recrues. Le djihad algérien des années 1990 s’était cantonné à un recrutement de combattants nationaux essentiellement composé de hittistes, ces « teneurs de murs » désÅ“uvrés et déclassés des grandes agglomérations.
À l’inverse, avec près d’une centaine de nationalités, le vivier de recrutement de Daech a eu un caractère éminemment globalisé. Ce dernier forme une mosaïque sociologique beaucoup plus complexe et hétérogène, agrégeant des jeunes hommes et femmes, attirés certes par le projet d’une société musulmane idéale mais également par des motifs aussi divers que la quête d’adrénaline, le désir d’escapisme, d’héroïsation ou encore de réparation (inceste, viols…)
Les carburants de la radicalisation en Algérie
Une autre distinction réside dans le mode de propagation des idées djihadistes. En Algérie, la radicalisation de la jeunesse s’est principalement réalisée à l’ombre des mosquées, seules véritables espaces d’expression et de contestation en dehors des radars étatiques. C’est à l’intérieur de ces espaces que se sont cristallisés et développés des discours de rupture véhiculant l’idée d’une altérité irrémédiable entre le « eux » et le « nous ».
Ces discours se sont fondés sur la forte bipolarisation qui caractérise la société algérienne post-coloniale, les masses populaires arabophones contre des élites politiques francophones inamovibles depuis l’indépendance. Les islamistes algériens n’ont jamais manqué de pointer cette fracture identitaire et certaines contradictions de la junte au pouvoir qui prônait une arabisation à tout-va du pays mais qui prenait toujours soin d’envoyer ses enfants étudier à Paris, Londres ou Genève.
Le sentiment de hogra (mépris) et la généralisation de la rechoua (corruption) ont été les carburants de cette radicalisation. La décennie noire a également été alimentée par l’expérience des moudjahidin afghans. Ces combattants algériens partis combattre l’envahisseur soviétique avec le soutien logistique des Américains durant la décennie 1980 ont souvent constitué le noyau dur des GIA.
Source Le Point