Il a réprimé sans faiblir, envoyant les chars mettre au pas les villes insoumises : Deraa, Baniyas, Homs, Hama, puis de nouveau Homs, Idlib, Jisr Al-Choghour, encore Homs, Deir ez-Zor, Rastan, toujours Homs…
Le jeune président a appliqué l’injonction maternelle à la lettre, se souvenant sans doute que son père avait écrasé sans trembler le soulèvement des Frères musulmans à Hama en 1982. Au prix d’une vingtaine de milliers de morts, il avait définitivement éradiqué l’idée même d’une opposition au régime.
Bachar a alors 18 ans et va passer le bac sous la protection de gardes du corps. De cette période trouble et lourde de menaces, le jeune homme a tiré quelques leçons essentielles : il ne faut pas hésiter à frapper quand la menace est vitale ; le pouvoir des alaouites, cette secte dissidente du chiisme dont est issue la famille Assad, restera toujours illégitime pour les islamistes sunnites. Mais à l’époque, Bachar n’était pas programmé pour le pouvoir. C’est Bassel, l’aîné, qui s’y destinait : ce flambeur, aimant les femmes et les armes, était taillé pour la fonction. Jusqu’au 21 janvier 1994, lorsque Bassel se tue à bord de son bolide sur la route de l’aéroport.
Bachar, qui fait une spécialisation en ophtalmologie à Londres, est rappelé au pays pour prendre la succession. En avait-il envie, avait-il seulement le choix ? La question ne se pose pas. Il suit une formation militaire accélérée, choisit ses hommes, se fait la main au Liban. Il passe pour moderne en faisant la promotion d’Internet – ce qui lui vaut aujourd’hui bien des déboires.
Quand son père meurt en juin 2000, il ne reste plus qu’à modifier la Constitution pour abaisser l’âge minimal du président à 34 ans, le sien. D’où vient alors cette impression étrange d’un dictateur pas comme les autres ? Comme s’il était illégitime dans la grande confrérie des hommes à poigne, les Saddam Hussein, Mouammar Kadhafi et consorts. Peut-être parce qu’il n’assume toujours pas la puissance et l’arbitraire, persistant à se présenter en M. Tout-le-Monde, un homme simple et sans passion, un bon docteur de famille qu’il a toujours rêvé d’être.
Bachar Al-Assad reste une énigme : réformateur contrarié ou despote qui ne s’assume pas ? Peu importe finalement, seuls comptent les actes. Peu importe si la violence qu’il déchaîne aujourd’hui est le fruit de la peur ou d’une cruauté enfin révélée à elle-même…
Pour comprendre le mystère Bachar, il ne faut pas voir en lui un simple individu mais l’expression d’un clan, le capo de la familia, obligé de faire en permanence la synthèse pour maintenir la cohésion du groupe. Car il sait mieux que quiconque que si les Assad venaient à se déchirer, c’en serait fini d’eux et de leur mainmise sur la Syrie. Mais là où Hafez, le père fondateur, s’appuyait sur un mélange subtil de baasistes historiques, de proches alaouites et d’officiers sunnites, Bachar élimine un à un les représentants de cette "vieille garde" qui lui rappelle à chaque instant qu’il n’est qu’un novice. Il leur préfère le cercle familial, comme son cousin germain Rami Makhlouf, haï pour sa cupidité sans limite, qu’il ne lâche pas, même au plus fort de la contestation. Dans l’Etat de barbarie qu’est la Syrie des Assad – comme l’avait défini le chercheur français Michel Seurat -, toute concession est une faiblesse. Et toute réforme est une concession.
C’est après avoir compris cette règle d’airain que Bachar Al-Assad décrète, début 2001, la fin du "printemps de Damas", qu’il avait lui-même lancé dans son discours d’investiture en juin 2000. On ne l’y reprendra plus.
Le réformateur n’est, au mieux, qu’un modernisateur. Mais l’arrivée d’Internet et une libéralisation économique en trompe-l’oeil, gangrenée par le népotisme, n’ont pas fait de la Syrie un pays moderne. Bachar Al-Assad a fini par croire à sa fable, celle d’un héritier ayant oublié qu’il a reçu le pouvoir plus qu’il ne l’a pris ou même exercé. L’enrichissement de ses proches lui a fait oublier la paupérisation du pays profond. Les louanges de ses courtisans ont fini par sonner comme des certificats de bonne gouvernance. La victoire du Hezbollah de Hassan Nasrallah – son mentor – face à Israël en 2006 est devenue la sienne. Il s’est cru invincible après avoir surmonté l’épreuve du feu qu’a été le retrait de ses troupes au Liban, en 2005, peu après l’assassinat de Rafic Hariri, qui lui a été imputé. Il a fait siennes les rodomontades d’Ahmadinejad l’Iranien, son seul véritable allié.
Bachar Al-Assad souffre d’illusion d’optique permanente, ce qui est fort gênant pour un ophtalmologue. Deux semaines exactement après le début de la révolte syrienne, il doit s’adresser au Conseil du peuple, le Parlement en jargon baasiste. Son allocution est très attendue ; l’incendie peut encore être circonscrit s’il trouve les mots justes. Pendant les jours précédents, sa conseillère et porte-parole Bouthaïna Chaabane a distillé les fuites : l’état d’urgence allait être aboli, le multipartisme autorisé, la presse libéralisée. Autant de promesses faites en 2000, réitérées en 2005 et restées lettre morte. Mais le 30 mars, devant des élus confits en dévotion, Bachar Al-Assad défie les manifestants, les traite d’agents de l’étranger. Il s’interrompt plusieurs fois, pour se laisser applaudir, comme grisé par sa propre gloire.
Dans les jours qui suivent, le culte de la personnalité, mis en berne pendant la décennie passée, revient en force. Mais Bachar persiste. En octobre, après des milliers de morts, des dizaines de milliers de blessés et d’arrestations, il reçoit le Daily Telegraph, pour sa première interview à la presse occidentale depuis le début de la crise : il s’y dépeint en modeste citoyen vivant sans protection, "aimé par (son) peuple" parce qu’il mène une "vie simple" avec son épouse, la glamoureuse Asma, et ses trois enfants. Croit-il ce qu’il dit, comme Mouammar Kadhafi lorsqu’il proclamait "my people they love me, they would die for me" ?
Pour expliquer son différend avec l’Occident, il a cette métaphore surprenante : il s’agirait, en substance, d’un problème de compatibilité, comme entre un PC et un Mac. En l’occurrence, il pense comme un Mac et les Occidentaux comme un PC. Simples soucis de décodeur. Se doutait-il, en choisissant la marque à la pomme, qu’il rendait un hommage involontaire à Steve Jobs, né aux Etats-Unis d’un père syrien, originaire d’Homs, qui l’a abandonné ?
Christophe Ayad