L’annonce faite à Souhad

Des Palestiniens purgeant de longues peines dans les prisons israéliennes se débrouillent pour faire parvenir des échantillons de sperme à leurs femmes. Cinq enfants sont déjà nés en Cisjordanie, dix-huit autres sont attendus.

Elle a mis le traditionnel foulard à damiers rouges et blancs autour du cou de Majd, son bébé de 4 mois. En ce jour de manifestation pour les prisonniers palestiniens, un sit-in organisé devant les bureaux du Comité de la Croix-Rouge à Ramallah, elle est assise à côté d’autres femmes qui tiennent devant elles le portrait de leurs maris incarcérés.

Subrepticement

A 36 ans, Lydia a donné naissance à un fils dont le prénom signifie gloire. Un visage sérieux, des yeux verts, portant un long manteau et un voile sobre, elle assume stoïquement son rôle de symbole d’une autre forme de liberté pour les prisonniers. Le père de son fils, Abdelkarim Rimaoui, a été condamné à vingt-cinq ans de prison, il a purgé la moitié de sa peine. Comme les quelque 5 000 «prisonniers de sécurité» palestiniens, condamnés pour des actes de terrorisme, il est interdit de contacts intimes avec sa femme.

Pourtant, depuis l’été 2012, plusieurs Palestiniennes ont réussi à donner naissance à des bébés de condamnés, en faisant subrepticement sortir de prison le sperme de leur mari, et en se soumettant au processus de procréation assistée. Elles ont suivi l’exemple d’Oum Mohannad qui, la première, s’est procuré en douce la semence de son mari, condamné vingt-neuf fois à la prison à vie.

Le docteur Nizam Najib dirige le Centre médical (privé) Razan pour infertilité et fécondation in vitro à Ramallah. «Depuis l’an dernier, cinq enfants de prisonniers sont nés grâce à ce système ; nous avons dix-huit femmes enceintes en ce moment et soixante échantillons de sperme congelé.» Dans le laboratoire de la clinique, l’embryologiste Najwa nous montre les grands containers où sont gardées les paillettes de sperme congelé. Le microscope ajusté sur une boîte de Pétri, Najwa précise que le laboratoire utilise la méthode Icsi : elle permet d’injecter directement un spermatozoïde dans l’ovocyte, ce qui augmente les chances de fécondation.

Les échantillons de sperme exfiltrés depuis les différentes prisons ne sont pas toujours en bon état, explique le Dr Najib : «Nous en avons reçu qui ont passé jusqu’à six heures sans avoir été congelés. Pourtant, nous y avons encore trouvé des spermatozoïdes utilisables.» Dans le cas de Lydia, le parcours entre l’établissement pénitentiaire de Beersheva, où son mari purge sa peine, et Ramallah a pris trois heures et demie. Nizam Najib poursuit : «Il est arrivé qu’on nous prévienne au milieu de la nuit qu’un échantillon serait à la clinique dans l’heure suivante.On s’arrange pour qu’il soit tout de suite pris en charge et congelé.»

Caché dans une boîte de chocolats

Pour protéger les «filières», les femmes rencontrées restent discrètes sur la manière dont elles ont pu obtenir la liqueur séminale de leurs époux. Lors des visites en prison, les visiteurs sont séparés de leur proche par une vitre et seuls les enfants de moins de 8 ans ont droit à un contact physique avec leurs pères. Au détour de la conversation, Nizam Najib laisse échapper qu’un des spécimens avait été dissimulé dans une boîte de chocolats : «On a dû ouvrir tous les chocolats pour le trouver», raconte-t-il.

Cette solution offre des perspectives inespérées pour les femmes de prisonniers de longue durée. Déjà mère d’une fille âgée de 8 mois lorsque son mari a été incarcéré, Lydia fait le calcul : «Mon mari et moi aurons 50 ans quand il sortira de prison, nous serons bien trop âgés pour avoir des enfants.» D’ailleurs, les services octroyés aux épouses de prisonniers par le centre de fertilité de Ramallah s’adressent prioritairement à celles dont les maris ont été condamnés à de longues peines, et qui s’approchent d’un âge critique pour leur fécondité. Le centre met aussi un accent particulier sur la préparation de l’entourage familial et social à la venue au monde d’un enfant dont les parents sont séparés physiquement depuis de nombreuses années. «Nous vivons dans une société conservatrice, souligne le docteur Najib. Il est très important que ces femmes ne puissent pas être soupçonnées d’infidélité. Dans d’autres circonstances, il est déjà arrivé que des femmes accusées d’adultère soient tuées.»

Annonce à la mosquée

Pour lever toute ambigüité, il fait signer une déclaration par quatre témoins de moralité, issus de la famille du père et de la mère du futur bébé, qui attestent formellement que le sperme est bien celui de leur proche emprisonné. Pour se prémunir contre toute réaction suspicieuse de l’entourage, Lydia a fait annoncer la naissance de son bébé à la mosquée de son quartier. Du coup, elle dit avoir reçu de nombreux témoignages d’encouragement et de félicitations, et sa belle-famille, chez qui elle vit, l’aide à élever le petit dernier.

Pour Souhad aussi, les mois d’attente qui précèdent la venue de son bébé sont remplis de visites familiales et de gestes de soutien des proches. Dans son salon à forte dominante de tons rouges, on la trouve entourée de deux belles-sœurs et d’une tante venues partager un thé. La jeune femme de 33 ans, visage jovial et sourire enfantin, est enceinte de cinq mois d’un mari emprisonné en 2002, pendant la deuxième Intifada, pour sa participation aux Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, la branche armée du Fatah. Un grand poster – suspendu bien en évidence sur un des murs de la pièce d’accueil de la maison – rappelle l’allégeance de Samir Ahmed Abou Fayyed à l’organisation. Ici, dans le camp de réfugiés d’Askar, bâti à une encablure de Naplouse, vivent des déplacés de 1948 et leurs descendants. Au début des années 2000, les militants des Brigades Al-Aqsa s’y sont taillé un franc succès.

«Ils en parlent entre hommes»

Il y a 11 ans, le mari de Souhad a été condamné à dix-huit ans de prison. Sa femme avait alors 21 ans et venait d’accoucher de leur troisième enfant. «Avec le développement de la science, les choses bougent. Je voulais de nouveau être mère, dit-elle, faire renaître la vie.»

C’est en voyant à la télévision l’histoire d’Oum Mohannad, pionnière du système, que Souhad a décidé de tenter une nouvelle maternité. «J’en ai parlé à mon mari, il était d’accord. Lui savait comment faire pour faire sortir l’échantillon. Ils en parlent entre hommes en prison.» Souhad a reçu trois spécimens. La grossesse s’est déclenchée à la deuxième tentative. Le bébé qu’elle porte, Souhad sait qu’il ne connaîtra son père que tardivement. Jusqu’ici, les autorités israéliennes n’ont pas reconnu la naissance de ces enfants nés d’un père incarcéré. Lydia, la mère du petit Majd a fait une tentative. «J’ai amené mon fils deux semaines après sa naissance à la prison, mais ils ne m’ont pas laissé entrer avec. Ils m’ont demandé de faire des tests ADN pour prouver sa paternité», explique Lydia.

Dans ce qui semble être soit une confusion sur les exigences imposées par les autorités israéliennes, soit une gêne de procéder à un test qui pourrait froisser l’honneur du père, les mères rencontrées expliquent qu’il est hors de question de soumettre leurs enfants à ce test, «parce qu’il faut faire une piqûre dans la colonne vertébrale, et c’est dangereux pour les bébés».

Côté israélien, ces enfants, inscrits parallèlement dans les registres de naissance de l’Autorité palestinienne, ne sont pas reconnus. A la question de savoir s’ils jugent plausible que leur naissance soit le fruit du passage d’échantillons de sperme hors de prison, la porte-parole des autorités pénitentiaires, Sivan Wayzman, souligne que des contrôles très stricts sont effectués sur tout ce qui entre et sort de prison, mais que «tout n’est pas hermétique». Elle rappelle que seuls les enfants dont l’existence est attestée sur les relevés de l’administration israélienne ont droit aux visites au parloir.

«Un geste humanitaire et pas politique»

Pour ces femmes de prisonniers palestiniens, l’arrivée d’un enfant va au-delà de la joie de la maternité renouvelée. Elle leur permet de retrouver un statut social, de poursuivre une vie au-delà de la longue attente de la libération. Lorsqu’on demande à Souhad, qui n’avait que 21 ans au moment de l’arrestation de son mari, si elle n’a pas envisagé de refaire sa vie avec un autre homme, plutôt que d’attendre le sien pendant près de deux décennies, la jeune femme répond catégoriquement : «Pas du tout. Quand on s’est mariés, on savait bien que c’était pour les bons et les mauvais moments, tout ça fait partie de la vie. D’ailleurs, j’aime encore plus mon mari aujourd’hui, même s’il est loin de moi.» Rares sont les cas de divorces en Palestine. Ils sont encore plus inhabituels lorsque l’époux est incarcéré : une telle décision prise par sa femme serait considérée comme une trahison de son mari, mais aussi de la lutte nationale. «Etre femme de prisonnier, c’est une partie de la lutte pour Jérusalem et de la cause palestinienne», souligne Souhad.

Pour les soutenir, le centre médical Razan de Ramallah fournit gratuitement à ces femmes les services de fécondation in vitro. «Pour nous, il s’agit d’un geste humanitaire et pas politique», affirme le Dr Najib. Il relève qu’en Israël, Yigal Amir, le meurtrier du Premier ministre Yitzhak Rabin en 1995, a eu le droit de se marier et d’avoir un enfant, alors qu’il est emprisonné à vie. En effet, après de longues disputes juridiques et politiques, Yigal Amir, qui s’est mis plusieurs fois en grève de la faim pour faire plier les juges, a obtenu une «visite conjugale» de plusieurs heures, après de vaines tentatives pour sortir son sperme de prison sous le manteau. De cette visite est né un fils. Sa circoncision au huitième jour après sa naissance, comme c’est la tradition, s’est déroulée le jour anniversaire de l’assassinat de Rabin.

PAR AUDE MARCOVITCH ENVOYÉE SPÉCIALE À RAMALLAH

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