Erdogan pas prêt à faire des concessions, s’envole pour le Maghreb
Ils ont été chassés à coups de canons à eau et de grenades lacrymogènes, mais ils ne renoncent pas. Des manifestants turcs ont de nouveau envahi place Taksim ce lundi 3 juin. Alors qu’au début, ils n’étaient que quelques dizaines pour protester contre le projet d’urbanisation du parc Gezi, à Istanbul, aujourd’hui, ils sont des milliers de turcs à dénoncer le pouvoir et la dérive autoritaire du premier ministre Erdogan.
Pour la quatrième journée consécutive, des manifestants se sont rassemblés en début de journée sur la place Taksim, épicentre des troubles au cœur d’Istanbul. A Ankara, la capitale, les forces de l’ordre ont fait usage de grenades lacrymogènes pour disperser un millier de protestataires, des jeunes en majorité, qui marchaient vers les policiers au cri de "Tayyip, démission !"
Le mouvement de contestation, parmi les plus importants de ces trente dernières années en Turquie, est né de la colère provoquée par un projet de rénovation immobilière place Taksim. Au fil des jours, il a pris une tournure politique, reflétant le rejet par une partie des Turcs de ce qu’ils perçoivent comme une dérive autoritaire du Premier ministre et l’islamisation rampante des institutions d’une République officiellement laïque.
"Soyez calme", a lancé le chef du gouvernement lors d’une conférence de presse avant son départ pour une visite prévue au Maghreb. « Tout cela sera surmonté (…) Ce mouvement de contestation est organisé par des éléments extrémistes", a dit l’homme fort de la Turquie, réélu à trois reprises consécutives.
Le Premier ministre, qui a traité les manifestants de "pillards", a annoncé le maintien du plan de rénovation du parc Gezi bordant Taksim, qui prévoit la reconstruction d’une caserne dans le style ottoman ainsi que la construction d’une nouvelle mosquée et d’un centre commercial.
" Nous nous comportons de manière très mesurée", a-t-il en outre lancé face aux accusations d’usage excessif de la force exprimées par les Etats-Unis et l’Union européenne.
Lundi, le secrétaire d’Etat américain John Kerry a exprimé les inquiétudes des Etats-Unis. Appelant à la modération, il a défendu la liberté d’expression et le droit de la population à manifester pacifiquement. "Nous sommes préoccupés par les informations sur un usage excessif de la force par la police (turque). Nous espérons évidemment qu’il y aura une enquête approfondie sur ces incidents et nous appelons la police à faire preuve de modération", a-t-il dit.
De son côté, le chef de l’Etat, Abdullah Gül, lui aussi issu du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), a lancé un appel au calme en précisant que les manifestations pacifiques faisaient partie de la démocratie. Il a ajouté que le pouvoir ne saurait toutefois tolérer la présence de groupes interdits dans les rassemblements.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2002 à la tête de l’AKP, Recep Tayyip Erdogan a mis au pas l’armée, qui s’était érigée en gardienne sourcilleuse du kémalisme et était jadis toute puissante.
Depuis le début, vendredi, des troubles, plusieurs centaines de manifestants et de policiers ont été blessés dans les grandes villes turques, dont Istanbul, Ankara et Izmir. Selon l’association des médecins turcs (TBB), un jeune manifestant a été tué lorsqu’un taxi a heurté un groupe de contestataires sur une voie rapide d’Istanbul.
Le mouvement de contestation qui agite un pays qui, jusqu’à récemment, passait pour un modèle d’islam modéré prospère et démocratique, regroupe des étudiants, des membres des classes moyennes, des syndicalistes et des militants de la cause kurde. L’ont également rejoint des partisans de la laïcité, qui voient en Recep Tayyip Erdogan le fossoyeur de l’Etat laïque imposé par Atatürk, le père de la Turquie moderne, sur les ruines de l’Empire ottoman en 1923.
Cette agitation a ébranlé les marchés financiers, qui ont prospéré sous le gouvernement AKP. La Bourse d’Istanbul a accusé une baisse de plus de 6% et la livre turque, la devise nationale, a plongé à son cours le plus bas depuis 16 mois.
La Confédération des syndicats de la fonction publique (Kesk) a de son côté lancé un appel à une "grève d’avertissement" de 48 heures à compter de mardi pour protester contre la répression policière. « La terreur d’Etat mise en oeuvre contre les manifestations massives à travers le pays a démontré une fois de plus l’hostilité du gouvernement AKP à l’égard de la démocratie", dénonce l’organisation syndicale, qui représente onze syndicats et revendique quelque 240.000 adhérents.
Place Taksim, des groupes gauchistes ont hissé des drapeaux rouges et noirs. Des barricades faites de gravats barrent l’entrée du secteur et l’odeur du gaz lacrymogène est palpable dans l’air chaud et humide. On peut voir des banderoles appelant à la démission du Premier ministre et affirmer : "Quoi qu’il arrive, il n’y aura pas de retour en arrière".
Les murs des environs de la place sont recouverts de posters avec une photo diffusée largement par les manifestants sur les réseaux sociaux. On y voit un policier lançant du gaz lacrymogène à une jeune passante arborant une robe d’été rouge, sa longue chevelure ébouriffée par le souffle des gaz.
Des intellectuels et des opposants dénonçaient depuis longtemps la «poutinisation» d’Erdogan et l’islamisation rampante de la société turque. Son autoritarisme croissant et son règne sans partage sur un parti islamo-conservateur, qui contrôle tous les leviers du pouvoir après avoir mis l’armée au pas, suscite de plus en plus de rejet. Les autorités ont multiplié ces dernières années les procédures à l’encontre des journalistes ou des intellectuels trop critiques, jugés parfois – comme le célèbre pianiste Fazil Say.
Le gouvernement Erdogan vient aussi d’adopter une loi controversée limitant la consommation d’alcool, texte habilement présenté comme s’intégrant dans les normes européennes de santé publique. Mais pour de nombreux Turcs aimant le raki, c’est un énième signal : l’islamisation du pays se fait à la fois par le haut, avec le modèle affiché par la nouvelle classe dirigeante de ses femmes avec le voile jusque-là bannies au sommet de l’Etat, et par le bas, sous une pression de l’opinion et du quartier encore plus implacable.