Qatar: main basse sur l’islam de France
Après l’immobilier et le foot, l’émirat investit discrètement dans l’islam hexagonal en finançant des mosquées et soutenant l’Union des organisations islamiques de France.
Depuis les années 70, le Qatar, pays wahhabite, a passé une alliance objective avec les Frères musulmans. Celle-ci relève tout à la fois d’un opportunisme pour exister entre deux géants régionaux (l’Arabie Saoudite et l’Iran), d’une bienveillance des Frères à l’égard du capitalisme, ainsi que du côté panislamique de la confrérie, qui sied parfaitement à un Etat minuscule en mal de reconnaissance. C’est donc tout naturellement que le Qatar opère un entrisme insidieux, mais consenti, au sein de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), représentation hexagonale des Frères.
Sur le terrain, essentiellement dans les quartiers populaires, les premiers frémissements générés par l’irruption de ce nouveau partenaire commencent à se faire sentir. «Ce n’est pas un scoop, l’islam de France a de tout temps été instrumentalisé. Tout simplement parce que c’est une communauté jeune, abondante et volatile. Il était évident que le Qatar allait jouer un rôle, observe Naoufel Brahimi el-Mili, professeur à Sciences-Po Paris. Mais ce qui est différent avec ce pays, c’est qu’il investit, via l’UOIF, un champ primordial puisque cette organisation est celle qui compte le plus dans la réaffirmation identitaire des musulmans français. L’UOIF a une tendance expansionniste affirmée, ce qui suscite de nombreuses conversions.»
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Fracture. En outre, on assiste actuellement à une relative mise en sourdine des partenaires historiques de l’islam hexagonal que sont le Maroc et l’Algérie. S’ils restent d’opulents donateurs, qu’ils maintiennent des liens étroits avec les premières générations d’immigrés et qu’ils ont verrouillé des postes clés au sein du Conseil français du culte musulman (CFCM), ces deux pays voient leur influence s’étioler chez les plus jeunes. Il y a quelques années, l’islam français se structurait beaucoup autour de la recomposition de communautés «nationales» : les Algériens avec les Algériens, les Marocains avec les Marocains… Aujourd’hui, ces équilibres sont rebattus et une nouvelle ligne de fracture apparaît : l’opposition entre courants salafistes, prônant un islam littéraliste et soutenus par l’Arabie Saoudite, et courants «fréristes», se plaçant du côté du réformisme et encouragés par le Qatar.
Evidemment, l’émirat s’est lancé à toute allure dans la course au financement des mosquées françaises puisque la loi de 1905 ne permet pas à l’Etat de s’en occuper. Dans la plupart des cas, le Qatar investit logiquement dans des mosquées dont la gestion échoit à l’UOIF ou à ses satellites régionaux. Ainsi, la mosquée Assalam de Nantes, administrée par l’association islamique de l’Ouest de la France (AIOF), s’est vu en grande partie financée par le Qatar. Elle a coûté 4,4 millions d’euros. Même chose à Mulhouse, où la Qatar Charity a dépensé 2 millions d’euros. A Marseille, l’émirat payera 25% des 22 millions d’euros nécessaires à la future grande mosquée qui pourra accueillir entre 10 000 et 14 000 fidèles. Fatima Orsatelli, conseillère régionale PS de Paca et membre du conseil d’administration de l’association La Grande Mosquée de Marseille, avoue que le Qatar a été très prompt à aligner l’argent : «Ce n’est pas nous qui les avons approchés mais bien, eux, via leur ambassade. Ils sont bien informés, réactifs, et tellement riches… Toutefois, complète-t-elle, même s’ils sont au cœur d’une lutte acharnée, ils n’ont exigé aucune contrepartie. Multiplier les Etats donateurs est pour nous une bonne façon de limiter leur hégémonie.» Boubaker Labidi, responsable du chantier de la mosquée Assalam de Nantes, est lui plus affirmatif : «Le Qatar ? Aujourd’hui, ils sont incontournables. Bien plus que les autres Etats car ils ont un rapport affectif avec la France. Pour nous, c’est le partenaire qui monte, qui monte…»
Fatwas. Si le rapprochement avec l’UOIF a été possible, c’est avant tout autour d’une figure incontournable des Frères : le sulfureux cheikh Youssef al-Qaradaoui. Egyptien naturalisé qatari, en exil à Doha depuis 1971, il est le mufti officieux de l’émirat et l’ouléma de référence pour les sympathisants de l’UOIF. Consacré par Al-Jezira, chaîne sur laquelle il anime un talk-show très populaire intitulé la Charia et la Vie, Al-Qaradaoui était, il y a quelques années, l’invité de prestige de l’Institut européen des sciences humaines de Château-Chinon (école de formation des imams de l’UOIF, dans la Nièvre) et des rassemblements de l’UOIF au Bourget. Mais à la suite de propos intolérables sur la Shoah, il fut interdit de territoire français en 2012. Qu’importe, Al-Qaradaoui inonde l’Europe de ses fatwas depuis Dublin où il dirige l’European Council for Fatwa and Research. Au sein de cette organisation, très contestée du fait de sa radicalité, siège Ahmed Jaballah, le président de l’UOIF.
Pour gagner les consciences des musulmans de France, le Qatar a également compris qu’il devait se doter d’habiles communicants. C’est pourquoi, depuis quelques années, l’émirat s’est rapproché de Tariq Ramadan (lire ci-contre). Son audience et l’écoute dont il dispose sur le terrain n’ont pas d’égales en France. Mais, en fins stratèges, les Qataris ont également investi tout un pan du champ associatif luttant contre l’islamophobie. L’émirat tisse ainsi des relations avec le Collectifs des musulmans de France, dirigé par le nébuleux Nabil Ennasri, le Comité contre l’islamophobie en France ou le centre culturel Tawhid, à Saint-Denis, où interviennent des intellectuels proches des Frères. On y voit défiler Rached Ghannouchi, fondateur du parti tunisien Ennahda, ou le frère de Tariq Ramadan, Hani, supposé plus radical. Régulièrement, ce centre, assez fédérateur en Seine-Saint-Denis, organise des levées de fonds dans les pays du Golfe. Et le Qatar est, de l’aveu même de plusieurs membres, la destination la plus juteuse.