Le Maroc à la croisée des chemins
Comme dans la Fable, il arrive que, croyant bien faire, on tombe à côté et que l’on aille à l’encontre de l’effet recherché. C’est le sentiment qu’inspire l’initiative malencontreuse de l’association Action des chrétiens pour l’abolition de la torture, qui demanda il y a deux semaines aux autorités françaises de profiter de la présence supposée du patron du contre espionnage marocain, dont on croyait qu’il accompagnait le ministre de l’intérieur à l’occasion d’une visite officielle, pour l’auditionner au sujet de plaintes pour torture- sept policiers allant jusqu’à se rendre à la résidence de l’ambassadeur pour notifier à l’intéressé, qui ne s’y trouvait pas, la convocation d’un juge d’instruction. Contraire à tous les usages, l’incident apparaît diplomatiquement inadmissible – donnant en outre l’impression qu’il existe deux poids et deux mesures : on s’amuse rarement à ce petit jeu lorsque que l’on reçoit des officiels chinois ou algériens. Mais il semble surtout inopportun, dans la mesure où, en matière de droits de l’homme, le Maroc avance dans la bonne direction, et que le moment paraît particulièrement mal choisi pour le stigmatiser.
Désormais, le Maroc se définit en effet comme "une monarchie constitutionnelle, démocratique et parlementaire". Constitutionnelle, puisque la norme suprême, établie par le peuple, s’impose à tous, du haut en bas de l’État. Démocratique, dès lors que la nation se voit reconnaître une souveraineté qu’elle exerce "directement, par voie de référendum, et indirectement, par l’intermédiaire de ses représentants". Parlementaire, enfin, en ce que le gouvernement y est investi par le Parlement (ce qui n’est pas le cas en France) et qu’il est responsable devant lui. Quant au roi, dont les pouvoirs avaient été initialement inspirés par ceux du président de la république française, il est désormais dans une situation nettement inférieure à celle de notre "monarque républicain". Car contrairement à ce dernier, le roi, sauf exceptions, ne nomme plus aux emplois civils, et surtout, ne désigne plus librement son premier ministre : suivant l’article 47, il est obligé de nommer à ce poste une personnalité appartenant au parti arrivé en tête lors des dernières élections législatives – alors que son homologue français choisit qui il veut. A cet égard, le roi est dans une situation qui s’apparente à une cohabitation chronique : et l’on comprend pourquoi, le 11 juillet 2011, le New York Times pouvait publier un article intitulé "vive le roi (démocrate)".
A ce tournant institutionnel correspond une consolidation des libertés fondamentales, dans le cadre de ce que le roi a lui-même qualifié de "constitution des droits de l’homme". Sans doute faut-il, en la matière, se défier des effets de manche et des grands mots : il ne sert à rien de "déclarer" des droits si, par ailleurs, on oublie de les garantir de façon efficace. Mais c’est ce à quoi procède la nouvelle constitution, par exemple, en transformant le Conseil constitutionnel en une véritable "Cour", afin de souligner son caractère juridictionnel et d’en accroître l’indépendance. Ou en constitutionnalisant le Conseil national des droits de l’homme et le Médiateur. Sans doute cet ambitieux chantier est-il loin d’être achevé, les lois d’application n’ayant pas toutes été adoptées ; en somme, il reste encore du chemin à faire. Cependant, le fait que le Président Obama, lors de la visite du roi le 22 novembre dernier, ait salué ces efforts en faveur des droits sans s’appesantir sur ce qui fait encore défaut, confirme que c’est le bon chemin qui a été pris.
En somme, le Maroc s’est engagé sur une voie qui tend à le rapprocher des standards occidentaux : autant de raisons pour l’encourager sans s’ingénier à lui mettre des bâtons dans les roues – ou à le sermonner mal à propos, comme les mauvais instituteurs qui s’en prennent aux bons élèves faute d’oser réprimander les cancres qui chahutent au fond de la classe.
Frédéric Rouvillois, Professeur de droit public à l’université Paris Descartes