Le rôle des journaux 8 Mars et Nissa dans le développement de la pensée féministe maghrébine des années 1980-90
Dans « Fatema Mernissi et la pensée au Maghreb » l’ouvrage collectif consacré par des féministes du Maghreb à la pensée, à l’action de Fatima Mernissi et à sa contribution à l’émergence du féminisme au Maghreb, notre consœur Fouzia Benyoub, membre de l’équipe fondatrice du journal 8 Mars (créé en novembre 1983) au Maroc, revient ici sur l’expérience de ce journal, ainsi que celle de Nissa (créé en 1985) en Tunisie et le rôle de ces deux médias féministes dans le développement de la pensée féministe au Maghreb.
Au Maroc, dès 1983, le journal 8 Mars a engagé un tournant historique en se positionnant profondément pour la liberté et l’égalité des droits tandis que le journal tunisien Nissa a constitué une bouffée d’oxygène dans les combats des femmes en 1985.
Quelle était l’identité des journaux 8 Mars et Nissa ? Quels rôles ont-ils joués dans la perception et l’enracinement de la pensée féministe ?
Fort est de constater que les deux journaux s’inscrivent dans la culture universelle des droits de l’Homme, avec une détermination fore et un ancrage socio-culturel local. L’objectif étant d’inscrire dans la durée, le combat des femmes au cœur de la vie politique, culturelle et sociale.
Nissa est ainsi un espace de réflexion et d’expression où les femmes ont conscience du décalage entre les lois et la condition féminine.
La Tunisie a été en avance par rapport aux autres pays arabo-musulmans dans l’émancipation des femmes. Déjà la pensée moderniste de Tahar Haddad a été étroitement liée à la fois à l’émancipation féminine et le combat nationaliste pour l’indépendance du pays. Les années 80 et 90 sont celles d’un ballotage entre un féminisme d’Etat et une prise de conscience en plein questionnent.
Nissa est apparu dans ce contexte de mutations sociales, permettant l’émergence d’une prise de conscience féministe, capable de poser, en des termes nouveaux la question des droits des femmes. C’est l’époque du féminisme intellectuel. Ce n’est pas un hasard que les premiers sujets de recherche portant sur les femmes, en particulier en histoire et en sociologie prennent forme. La conscience politique des femmes intellectuelle donne alors un élan à un mouvement de réflexion, poussant les universitaires à installer un courant de pensée et à désenclaver la réflexion. La construction du champ du savoir prend forme et l’implication des féministes donne un élan à cette dynamique naissante.
Au sein de l’université tunisienne, les sujets intégrant la dimension sociale du féminin dans sa relation avec le masculin, marquent une nouvelle étape dans la recherche académique. Les femmes marginales, les exclues et les rebelles font elles aussi l’objet de réflexion dans le cadre de problématiques, plus globalisantes et moins réductrices. Plus qu’à la fragilité sociale des femmes, les recherches s’orientent aux constructions mentales et aux pratiques quotidiennes de l’ensemble du corps social.
Par ailleurs, la quête d’une identité féminine à travers différentes sources a orienté historiens, sociologues et psychologues vers une lecture novatrice et constructive du patrimoine culturel commun. On se penche sur les relations espace et genre. La répartition des métiers selon le sexe est abordée sous cet angle. L’approche culturelle de l’espace permet alors d’estomper les contrastes et les conflits pour laisser place à une analyse des équilibres entre le féminin et le masculin, l’individuel et le singulier.
Nissa est apparu dans ce contexte pour donner la parole aux femmes et parler des femmes, sans aucune forme d’allégeance à aucune autorité politique ou courant de pensée. Créé à l’initiative d’un groupe de femmes d’horizons divers, Nissa est apparu de 1985 et 1987.
Informer, questionner, déplacer le curseur de l’analyse en direction de l’essentiel, c’était le fil conducteur du journal. Une analyse attentive de Nissa permet de faire apparaître les thèmes suivants : la solidarité féminine, les engagements politiques des femmes, le questionnement de la faible participation des femmes dans le secteur syndical, défense du code du statut personnel, l’histoire du mouvement tunisien des femmes, dénonciation de l’idéologie dominante.
Nissa, c’est aussi une tribune qui interpelle le système social et les rapports au travail. Rappelant les conclusions d’une enquête publiée par le journal, auprès des jeunes filles ouvrières révèle leur vécu, en famille et dans une usine de textile. L’enquête pointe les conservatismes et le désir de changement. Les filles pressentent des formes d’aliénation dans le milieu familial et dans leur travail. La problématique femmes s’imposa comme objet de réflexion. Le fossé est constaté entre une législation avancée et une réalité plus complexe où les attentes des femmes se font sentir avec force et légitimité. Il fallait se battre, résister, dans un milieu en pleine mutation et qui vit une crise des valeurs.
Les écrits de Nissa font échos des débats qui traversent la société tunisienne. La vocation locale permet alors de marquer un espace d’intérêt où l’approche est participative. La liberté est synonyme du statut de citoyenne. Un statut qui permet une prise de parole et qui se veut un combat pour plus de droits, notamment au niveau de la tutelle et de l’héritage.
Le journal tunisien s’assume comme tribune intellectuelle. L’équipe rédactionnelle est composée de femmes intellectuelles, universitaires, conscientes du décalage existant entre la réalité et l’ordre culturel et juridique. Elles s’assument comme citoyennes à part entière dans la construction démocratique de la Tunisie.
Au Maroc les fondatrices du Journal 8 Mars ont dans un premier temps décidé de faire un diagnostic sur la question des femmes. Leur constat est amer ; d’abord au niveau du code de la famille (La Moudawana), dont les termes consacrent les inégalités entre les sexes et le déséquilibre dans les rapports au sein de l’institution du mariage et la famille.
Ensuite, elles ont opéré un examen attentif du positionnement des partis politiques. Résultat ; les partis sont inefficaces, y compris à gauche. L’Union socialiste des forces populaires (USFP) principal parti de l’opposition, à l’époque traîne à donner de la visibilité à ses militantes. Seule l’Organisation de l’action démocratique et populaire (OADP) a pu installer un débat en son sein. Les fondatrices du 8 Mars, dont leur majorité, étaient militantes de l’OADP, soutenues par des femmes progressistes, elles ont senti le besoin de créer leur propre espace pour défendre la cause des femmes.
La naissance du 8 Mars prend de court tous les acteurs politiques.
Nous sommes à la fin des années 70 et début des années 80, période d’ouverture du régime politique envers l’opposition. Cette période coïncide avec la décennie de la femme décrétée par les Nations Unies (1975-1985) et avec la promulgation de la Convention pour la lutte contre toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW).
Une nouvelle ère s’installa progressivement dans le pays. Au sein des partis politiques, les centrales syndicales et les des droits humains, des sections de femmes se créent. La réflexion des militantes ouvre la voie à une phase de maturation où la réflexion, les analyses et les combats prennent le dessus sur l’inaction des politiques.
Le 1er novembre 1983, le 8 Mars est né. Et contre toute attente, il prit l’ensemble des acteurs politiques de court. Ouvert, rassembleur, audacieux, novateur, le 8 Mars évolue et devient un espace où les femmes avancent. Désormais c’est un mouvement qui questionne l’ensemble du pays ; médias, associations et acteurs politiques. Le pouvoir politique essaye de museler le mouvement, il interdit même une manifestation célébrant le premier anniversaire du journal en novembre 1984.
Les années 80 et 90, marquent un tournant historique. Le mouvement des femmes au Maroc commence à se positionner comme un acteur qui dispose d’un projet culturel, social et surtout politique, à la fois ambitieux et cohérent qui met sur l’agenda du pays les droits des femmes.
En 1992, le 8 Mars et l’Union de l’Action Féministe (UAF) lancent une grande pétition nationale. Un million de signatures exigent une réforme urgente du code la famille, ce qui a engendré un tournant historique dans la genèse du féminisme marocain. Inédit dans l’histoire du pays, pour la première fois, un front s’installe et agit à travers un mouvement organisé qui interpelle le système et dialogue directement avec le pouvoir politique.
Et même si en 1994, l’effort débouche sur des avancées minimes au niveau du statut de la femme, la question des droits des femmes demeure centrale dans le débat public. Quand en 1998, le gouvernement dirigé par le socialiste Abderrahman Youssoufi s’installa, il prit acte des combats des femmes et inclura dans son programme la réforme du statut de la Moudawana. Le pays connaitra deux manifestations monstres, l’une dirigée par les ONG féministes et les forces du progrès et l’autre par des groupes islamistes. Le pays est scindé en deux, le pouvoir cède devant les pressions conservatrices. Il a fallu que le roi Mohamed VI intervienne pour que ce dossier progresse. Finalement, un nouveau code de la famille est adopté en 2004.
Le combat des femmes continue, un nouveau front s’est ouvert devant la sphère politique, celui de la représentation des femmes dans les instances électives. Comment améliorer la visibilité politique des compétences féminines ? De nouveau les ONG se mobilisent et suite à et une dure campagne en 2007, un système de quota de 10% est acté pour les élections à la chambre des représentants.
Une victoire certes, mais qui reste fragile car au sein de cette même chambre, les élues doivent se battre pour plus de visibilité et de respect pour leurs propositions. Quand les femmes parlementaires avancent des propositions, les élus se montrent agacés. Les représentantes décident de créer le « Forum des femmes parlementaires ». Grâce à leur travail, elles parviennent à donner de la voix et faire instituer un quota de 12% de femmes pour les élections communales de 2008.
Plus qu’un journal le 8 Mars est un projet de société
Incontestablement le journal 8 Mars a joué un rôle historique dans l’émergence de la pensée féministe marocaine. Dès son apparition, le journal a constitué un tournant dans le paysage médiatique marocain. Il était une étincelle avec son slogan « Pour un mouvement féministe populaire, démocrate, progressiste et indépendant ». Plus qu’un journal, c’est tout un projet de société avec une assise intellectuelle forte. L’équipe du journal, constituée entièrement de bénévoles, venant du monde universitaire et associatif, avec des profils très variés a mis son expertise politique et culturelle au service de la cause des femmes.
Le 8 Mars est une tribune plurielle et ouverte sur la société. Le journal n’a pas seulement traité des situations et des droits des femmes mais a été une vraie institution de la pensée féministe. Les pages du journal 8 Mars étaient attendus chaque mois. Le pouvoir, les acteurs politiques, les femmes, les lecteurs, tous appréhendaient son édition.
Le 8 Mars, c’était la voix des femmes marocaines, dans une époque où la marginalisation politique, les calculs politiciens des partis, la logique conservatrice et fondamentaliste avaient pignon sur rue. Les fondatrices du journal avaient un seul objectif ; dépoussiérer la question féminine et la mettre au cœur du changement de modèle de société.
Rappelant l’indifférence générale qu’a connue la sortie du premier numéro de novembre 1984. Exception faite du journal Anoual, toute la presse a ignoré la sortie du 8 Mars. Par contre les femmes l’ont bien accueilli. Des comités de soutien se sont constitués dans les villes universitaires et des campagnes d’abonnements sont lancées dans le pays. Les articles du 8 Mars traitent alors des questions des femmes sous divers angles. Education, santé, statut juridique, culture, débats de société, autant de rubriques et d’angles d’attaque audacieux qui confirment sans concession son ancrage féministe. Il n’y avait de sujet tabou. Le 8 Mars traite des violences faites aux femmes, au viol, le harcèlement, les travailleuses domestiques, la polygamie, l’éducation sexuelle.
Et même si le 8 Mars connait des difficultés financières à la fin des années 80, il continue à sortir. Ce n’est qu’en 1995 qu’il cessa de paraître. Le gouvernement de l’époque avait augmenté le prix du papier et a cessé de soutenir les journaux non partisans. Le 8 Mars aura duré une douzaine d’années.
La presse féministe ouvre la voie aux associations des femmes
Il est important de signaler que l’engagement intellectuel fort du journal et son militantisme a ouvert la voie à la création de grandes ONG féministes. Le chemin de l’autonomie qu’a pris les militantes de gauche, tant au niveau de la réflexion qu’au niveau de l’action a permis dès le milieu des années 80 la naissance de plusieurs associations féministes autonomes.
La première association féministe ayant vu le jour est l’Association Démocratiques des Femmes du Maroc (ADFM- 1985) suivie de l’Union de l’Action Féminine (UAF-1987), l’Association Marocaine des Droits des Femmes (AMDF- 1992), la Ligue Démocratique des Droits des Femmes (LDDF-1993) et Joussour Forum des Femmes Marocaines (1995).
A partir de la deuxième moitié de la décennie 90, et grâce notamment aux débats sur le Plan d’Action pour l’intégration des Femmes au Développement (PANIFED- 1999/2000), plusieurs associations ont été créés, participant ainsi au pluralisme du mouvement et sa diversité, avec une large implantation géographique, couvrant l’ensemble du territoire, y compris les régions rurales.
Les années 80 et 90 sont celle de l’émergence des écrits des femmes et les écrits sur les femmes. Un trait majeur apparaît : une littérature centrée sur la condition féminine sort de l’ombre. Des études de terrain, des recherches universitaires, des publications scientifiques, des numéros spéciaux dans la presse écrite, et même des maisons d’éditions. Les Editions le Fennec naissent en 1987, une maison dirigée par Leila Chaouni, elle édite et réédite les livres de Fatima Mernissi.
Cela démontre qu’une prise de conscience collective est au rendez-vous de l’Histoire. Emergence d’individualités féminines, implication du monde de la connaissance et du savoir dans une société en pleine mutations. L’ensemble de l’œuvre de Fatima Mernissi en est témoin. Son travail a permis de sortir l’écriture et le discours sur les femmes de son aspect normatif vers des terrains où l’enquête sociologique fait apparaître des vécus des femmes.
Les livres de Fatima Mernissi, notamment « le Harem politique » « Le prophète et les femmes » vont faire émerger un véritable courant de pensée féministe qui dépassera les frontières et influencera le monde arabo musulman.
Notons ici le travail entrepris par les penseurs Abderrazak My Rachid et Mohamed Elkhamlichi, deux imminents juristes qui se sont penché sur la condition des femmes au Maroc.
Ce travail va être poursuivi par une autre génération d’historiens et de sociologues qui vont aborder des thématiques aussi variées que fondamentales. Des groupes de recherches se sont constitués à l’initiative de chercheurs et intellectuels au sein des universités et centres de recherches. Au niveau du Maghreb, des collections ont vu le jour avec et à travers des ateliers collectifs d’écriture.
Des militantes féministes du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie ont été associées à ces ateliers, permettant la production d’un nombre de livres sur des thématiques très diverses.
Autre apport de cette pensée féministe, l’arrivée sur le terrain de l’action une multitude d’associations féministes. Un mouvement de pensée et de proximité a vu le jour avec des publications à caractère sociologiques, psychologiques et littéraires. Je pense ici notamment au collectif 95 Maghreb Egalité.
Fouzia Benyoub