Tunisie : une révolution qui n’en finit pas (Libération)
La démission hier du Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, proche de Ben Ali, après la mort de 5 manifestants samedi, plonge le pays dans l’incertitude, plus d’un mois après la chute du raïs.
La capitale a connu, vendredi et samedi, ses rassemblements les plus importants, mais aussi les plus violents depuis le début de la révolution : 100 000 manifestants, selon le ministère de l’Intérieur, ont ainsi investi la Kasbah et l’avenue Bourguiba. Mais, vendredi comme samedi, les manifestations ont dégénéré dans l’après-midi quand une partie des protestataires s’est massée devant le ministère de l’Intérieur, symbole par excellence de l’ancien régime, attaqué à coups de pierres. Les forces de l’ordre ont alors dispersé les rassemblements avec une violence inouïe, provoquant cinq morts et des dizaines de blessés. Le centre de Tunis a été le théâtre de scènes de guérilla urbaine, qui se sont poursuivies hier, et d’une véritable chasse à l’homme. Tandis qu’à Kasserine, dans le centre du pays, l’armée a tiré à balles réelles dans les jambes de manifestants pour les empêcher d’investir les bâtiments publics et a procédé à de nombreuses arrestations parmi les jeunes de cette ville déshéritée et en ébullition depuis des semaines.
Malaise. Cette brusque dégradation de la situation, à laquelle ne sont pas étrangères diverses manipulations, révèle au grand jour un malaise persistant depuis la fuite le 14 janvier de l’ex-président Ben Ali, en exil en Arabie Saoudite. En effet, la rupture, souhaitée par une partie de la population, en particulier la jeunesse déshéritée de province et certaines forces politiques, n’a jamais eu lieu. Ghannouchi, Premier ministre de Ben Ali depuis 1999, avait pris la tête d’un gouvernement dit de transition dès le 17 janvier, comptant une majorité de membres issus du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) au pouvoir sous Ben Ali. Au bout d’une dizaine de jours de manifestations, Ghannouchi avait été contraint de nommer une nouvelle équipe exempte de responsables RCD et dominée par des technocrates, dont une brochette de diplômés des grandes écoles directement venus de France, qui ont été accueillis avec méfiance. Par la suite, Ghannouchi a annoncé la «suspension» des activités du RCD, puis la tenue d’élections mi-juillet pour tenter de calmer les suspicions.
Intenable. Rien n’y a fait, la confiance faisait toujours défaut à ce gouvernement dirigé par un homme, qui, bien qu’économiste compétent, technocrate plus que politique, avait cautionné tous les abus, exactions et malversations de Ben Ali. La mise en place, ces derniers jours, d’un Comité de protection de la révolution regroupant toutes les forces hostiles au gouvernement (la centrale syndicale UGTT, avocats, juges, le Forum démocratique de Moustafa ben Jaafar, ONG, islamistes d’Ennahda…) a fini par rendre la position du chef de gouvernement intenable. Son départ, hier, est un revers pour les milieux d’affaires et une partie de la bourgeoisie, qui tablait sur une transition en douceur, sans remise en cause du système. Il plombe aussi le Parti démocratique progressiste (PDP) de Néjib Chebbi et Ettajdid d’Ahmed Brahim, deux formations d’opposition qui avaient décidé de participer au gouvernement Ghannouchi.
Hier soir, un certain désarroi dominait en Tunisie. Le pays plonge en effet dans l’inconnu alors que l’économie est fragilisée par le quasi-tarissement de deux de ses principales sources de devises : le tourisme, en plein marasme, et les travailleurs émigrés en Libye, qui rentrent par dizaines de milliers au pays pour fuir les violences. Sans compter les conflits sociaux larvés, qui ralentissent l’activité. «Nous en sommes là où on devait en être le 15 janvier, résumait hier soir un observateur de la politique tunisienne. C’est maintenant que commence la vraie page blanche.» Hier soir, le président par intérim, Fouad Mebazaa, a annoncé la nomination de Béji Caïd Essebsi, un ex-Premier ministre de Bourguiba âgé de 84 ans, à la tête du gouvernement.