UpM/Nasser Kamal: « notre réponse collective à la pandémie déterminera à quelle vitesse la région se rétablira »
Dans cet entretien exclusif, l’ancien ambassadeur d’Egypte en France et au Royaume-Uni, qui a pris les rênes de l’Union pour la Méditerranée en juin 2018, décline les priorités de l’organisation intergouvernementale euro-méditerranéenne. De la sortie chaotique de la Grande-Bretagne de l’Union européenne au rôle majeur du Maroc dans la région et les répercussions économiques et sociale de la crise sanitaire, Nasser Kamal répond avec franchise à nos question au moment où le processus de Barcelone, initié il y a 25 ans, commémore sa création.
Le processus de Barcelone commémore son 25ème anniversaire en pleine crise sanitaire. Elle est venue exacerber une situation assez complexe et sensible. Comment cette pandémie pourrait servir de sonnette d’alarme pour justement conforter le partenariat Euro-méditerranéen et tenter d’apporter des réponses collectives aux défis qui sont posés à l’ensemble méditerranéen ?
Novembre 2020 a marqué le 25e anniversaire de l’une des étapes les plus importantes de la coopération entre les pays de la Méditerranée. Le processus de Barcelone a été lancé en 1995 dans le but de renforcer ces relations et cette expression de bonne foi et la reconnaissance du fait que des liens plus étroits étaient dans l’intérêt de tous qui conduira plus tard à la création de l’Union pour la Méditerranée (UpM).
Mais cet anniversaire est commémoré à un moment de grandes perturbations pour la région. Il n’y a aucun doute que les répercussions sur les plans économique et social de la pandémie de la Covid-19 sont venus exacerber et multiplier des préoccupations qui n’épargnent aucun secteur d’activité, aucune nation et aucune génération. Mais je pense que cette crise a illustré que notre réponse collective déterminera à quelle vitesse la région se rétablira et dans quelle mesure nous gérons les défis : de la crise climatique aux pandémies, en passant par les inégalités, les nouvelles formes de violence et les changements rapides de la technologie et de notre population.
Les systèmes dont nous dépendons sont non seulement de plus en plus interdépendants, mais aussi de plus en plus vulnérables. C’est pour ça que 2021 doit être une année de dialogue et d’action. Avec une vision déterminée, guidée par les Objectifs de développement durable (ODD) à l’horizon 2030, nous devons mieux exploiter les outils dont nous disposons et continuer à travailler collectivement sur les trois piliers identifiés dans la Déclaration de Barcelone : politique et sécurité ; économique et financier ; et culturel et humain. La complémentarité entre ces domaines, associée au développement durable, peut apporter des réponses à la crise sans précédent à laquelle nous sommes confrontés.
Le processus a été long et difficile depuis 1995 et on a pu reprocher à l’organisation à plusieurs reprises de ne pas assez agir au plus près des problèmes posés aux citoyens de la région. Certains considèrent que ça ne va pas assez vite. Que leur répondez-vous ?
Aujourd’hui, il existe des centaines d’initiatives positives qui illustrent l’engagement de 1995 en action. Des projets internationaux à grande échelle aux initiatives de collaboration locales, un réseau consolidé de coopération s’est progressivement développé et a eu un impact direct sur la vie de millions de citoyens.
Le Secrétariat de l’UpM depuis son lancement il y a huit ans, a introduit un cadre plus structuré et pragmatique de coopération qui travaille sur les causes profondes des crises auxquelles nous sommes confrontés. A titre d’exemple, au niveau politique, dès début février 2021, les prochaines réunions ministérielles porteront celles sur l’économie bleue, l’environnement et le changement climatique. Ces Ministérielles sont ambitieuses et vont permettre de mettre en place une vision et des outils pour les prochaines années, prenant en compte l’impact du COVID-19 et la crise climatique – autre défi urgent pour notre région.
De plus, l’UpM a encouragé la mise en œuvre concrète des engagements des États membres. Nous pouvons citer la mise en place en 2020 d’un nouveau mécanisme de suivi intergouvernemental avec des indicateurs clairement définis pour suivre la mise en œuvre des engagements de nos États membres en matière de droits des femmes, évaluer les disparités entre les sexes et travailler collectivement pour accélérer la pleine participation des femmes dans la région. Nous avons également signé en 2020 un partenariat important avec les Régions d’action pour le climat (R20) pour promouvoir les opportunités de financement climatique au niveau des autorités régionales et locales et des PME, avec l’aide de financements privés mobilisés par des financements publics.
L’UpM a soutenu la création du MedECC, un réseau de plus de 600 scientifiques euro-méditerranéens, qui ont travaillé pendant plus de 3 ans sur le tout premier rapport scientifique sur l’impact du changement climatique dans le bassin méditerranéen. Leur rapport final à l’intention des décideurs sera présenté lors de la prochaine réunion ministérielle de l’UpM sur l’environnement et le changement climatique, prévue mi-2021. Dans tous ses efforts, et consciente de l’ampleur et de la portée des défis sans précédent, l’UpM vise à assurer sa pertinence auprès des citoyens.
Il y a donc des actions et des projets concrets comme l’usine de dessalement à Gaza, l’université Euro-méditerranéenne de Fès, mais également un travail important sur le dialogue interculturel ou encore la lutte contre l’extrémisme violent. Quelle place tiennent ces questions à la lumière de l’actualité qui nous ramène au terrorisme, à la coexistence entre les religions, la question palestinienne, la guerre en Libye ou encore la situation en Syrie ?
Notre région a traversé et traverse encore, une phase de transition longue et difficile. La concurrence entre les puissances mondiales et régionales et l’absence de mécanismes efficaces de dialogue et de coopération ne peuvent qu’aggraver les conflits actuels, et risquent d’en créer de nouveaux. L’Union pour la Méditerranée inclut la Palestine en tant qu’Etat membre à part entière et sur un pied d’égalité avec tous les autres membres, et à ce titre est pleinement représentée dans toutes les enceintes politiques de l’organisation.
Nous déplorerons que dans l’histoire de la région euro-méditerranéenne, la logique de gestion des problématiques de migration ou de conflit a été privilégiée face à l’action sur leurs causes réelles et bien plus profondes. L’Union pour la Méditerranée s’attache chaque jour à faire se rencontrer autour de la table ses Etats membres avec l’ensemble des parties prenantes de la région, afin que nous travaillions main dans la main sur les causes de ces défis – insuffisance du développement économique, changement climatique… – et que nous ne nous focalisons pas sur la seule logique des mesures sécuritaires. C’est au cœur de notre projet que nous aspirons à investir dans notre jeunesse à travers l’éducation et la création d’emplois décents pour tous.
Le Maroc joue un rôle important en tant que partenaire de tout premier dans la coopération Euro-méditerranéenne. Vous étiez au Maroc il y a quelques semaines d’ailleurs. Pourriez-vous nous définir sa place dans la construction de cet espace commun ?
Le Maroc joue un rôle majeur dans la coopération euro-méditerranéenne et même dans la coopération arabo-européenne. Le Royaume a toujours été leader dans les relations entre les deux rives de la Méditerranée, et pendant ma visite j’ai pris connaissance de la vision du Maroc et de ses propositions concernant les défis qui se dressent devant l’Union à l’ère de la pandémie de Covid-19. Aujourd’hui, le Maroc participe à l’ensemble des activités de l’Union et accueille près de la moitié des programmes portant son label, en plus de l’Université euro-méditerranéenne. L’UEMF présente la particularité de regrouper des étudiants et des enseignants issus de 32 nationalités. Ainsi, ce sont 7 000 étudiants de toute la région euro-méditerranéenne qui fréquenteront l’établissement à l’horizon 2024.
En matière de développement économique et d’emploi, le Maroc fait également l’objet d’un programme ambitieux. Les Petites et Moyennes Entreprises sont en première ligne dans les différents projets labellisés par l’UpM. Les PME d’Agadir, par exemple, font l’objet d’une initiative destinée à renforcer leur compétitivité dans l’objectif de doper les échanges commerciaux entre les quatre pays membres de l’Accord d’Agadir signé entre le Maroc, la Jordanie, l’Egypte et la Tunisie. Le Maroc est également intégré dans le programme « Générations Entrepreneurs » pour l’amélioration de l’environnement de l’entreprenariat, particulièrement les initiatives menées par de jeunes porteurs de projets. Dans un autre registre, une action destinée à prévenir la violence à l’école, en particulier envers les jeunes filles et les femmes par le biais d’un nouveau programme d’éducation civique, a vu inclure le Maroc aux côtés de la Tunisie.
L’union européenne est en pleine questionnements actuellement. Le départ de la Grande-Bretagne, la montée des populismes et un certain repli auquel nous assistons et, bien sûr, cette absence de coordination dans les réponses à apporter à la pandémie qui a révélé des défaillances. Comment l’espace Euro-méditerranéen peut-il profiter des leçons de ces écueils pour que l’Union pour la Méditerranée n’ait pas à en pâtir ?
Avec le départ du Royaume Uni, l’Union pour la Méditerranée perd également un Etat Membre. Dotée d’une feuille de route, l’UpM a réussi à trouver un modus operandi : une union des projets pas un projet d’Union, mais il est toujours nécessaire aujourd’hui de tirer les leçons, avec lucidité, des turbulences qui secouent notre région. Le Covid-19 a été un rappel de la nécessité de se coordonner et d’agir ensemble. Ensemble, nous sommes plus forts. C’est un sujet qui se répète beaucoup ces jours-ci, mais c’est une réalité. L’Union européenne, lorsqu’elle a agi de manière coordonnée pour faire face à cette crise, a bien fait.
Tout en reconnaissant l’hétérogénéité de la région euro-méditerranéenne et les différentes réalités politiques, économiques et socio-culturelles, nous ne devons pas perdre de vue le fait qu’il y a beaucoup à gagner dans le cas d’une intégration euro-méditerranéenne renforcée. Les flux commerciaux sont extrêmement biaisés vers et au sein de l’UE, avec des niveaux d’échanges sud-sud insuffisants. Cela implique une opportunité perdue en termes de synergies positives et de complémentarités, ainsi qu’un énorme coût de renonciation pour un scénario de non-intégration. Nous sommes unis non seulement par l’histoire, la culture et la géographie, mais également par nos intérêts communs et nos ressources complémentaires, qui représentent de grandes opportunités pour l’ensemble de la région.
Pour conclure, comment définiriez-vous le « vivre ensemble » méditerranéen et surtout, comment convaincre des peuples de la région qu’ils sont liés par une même communauté de destin ?
Depuis l’Antiquité de très grandes choses ont été faites dans l’espace méditerranéen, au point que la civilisation méditerranéenne a influencé toutes les parties du monde. Les trois continents qui constituent ces deux rives n’ont jamais cessé d’échanger, de communiquer, les femmes et hommes se sont déplacés librement, les idées ont circulé.
Il est nécessaire d’avoir à l’esprit ce socle commun et de prendre conscience de ce passé extraordinaire, afin de mettre en évidence ce que nous avons été capables de faire et démontrer que sur ces bases nous pouvons et devons-nous reconstruire. C’est pour cela que l’Union pour la Méditerranée a lancé la campagne « les voix de la Méditerranée » donnant la parole a des personnalités de tous les secteurs : acteurs, Hussein Fahmy, scientifique, Maria Snoussi, chef étoilé, Alan Geeam, et bien d’autres. Ce qu’il faut c’est vivre avec les autres et surtout agir ensemble pour reconstruire ce futur.