Tunisie, surtout ne pas perdre la tête

Au nord comme au sud, il est des populations qui témoignent, par le sort qui leur est réservé, du degré de développement, mais aussi de solidarité, des sociétés qui les accueillent. Ainsi, dans la plupart des pays, la situation des personnes handicapées, des SDF, des détenus, constitue un marqueur. De la même façon en va-t-il de la façon dont un pays traite ses fous.

En la matière, la Tunisie n’échappe pas à la règle.

La victoire électorale, qui a donné la majorité de gouvernement aux islamistes du parti Ennahda, a généré, ces dernières semaines, une radicalisation du discours sur l’occupation des territoires palestiniens, des violences interconfessionnelles à l’égard de la communauté juive de Tunisie et des dérapages sur la place des femmes.

Ce sont des faits préoccupants. Mais ils ne résument pas, loin s’en faut, les sujets qui méritent notre attention, sauf à vouloir, encore et toujours, circonscrire la situation et les enjeux au fait religieux. Car la Tunisie c’est bien autre chose.

C’est le contraste de la bande côtière d’avec l’Ouest et le Sud du pays. Là, c’est la misère des ouvriers agricoles, ce sont les conditions de travail et de vie des ouvriers des mines. C’est aussi un système de santé parfaitement inégalitaire, dans lequel on retrouve les mêmes gradients de richesse et d’offre de services entre le Nord et le Sud, entre la côte et les territoires de l’intérieur. La santé en Tunisie ce sont ainsi cinq psychiatres pour le million et demi d’habitants des trois gouvernorats de Kairouan, Gafsa et Kasserine. Cinq psychiatres rivés à la prise en charge des personnes accueillies dans l’hôpital de Kairouan, venant des zones les plus lointaines des trois territoires sous sa responsabilité.

En dehors de l’hôpital, ils ont pour relais les médecins généralistes qui travaillent dans les centres de santé de base (CSB). Mais l’éloignement et des consultations de plus de 80 personnes par jour, aboutissent, en périphérie, à une totale négligence dans la prise en charge effective de la souffrance psychique.

Or, la plupart des professionnels de la santé mentale font le constat d’une augmentation de ces problématiques ces dernières années. Dès lors, certains malades sont tellement pauvres que les familles vont attendre le point de rupture et l’agitation extrême pour que l’hospitalisation se fasse sous contrainte, avec les forces de l’ordre. Car ainsi le coût du transport, qu’elles ne peuvent assumer, est pris en charge par la police.

La psychiatrie en Tunisie, ce sont des patients qui arrivent dans des états tels, que les traitements usuels délivrés par les hôpitaux sont devenus inefficaces. Or d’autres, plus adaptés, ne sont pas disponibles. Alors le délire et l’agitation sont durablement installés.

Ce sont des personnels qui parfois se cotisent pour aider les indigents à se vêtir, à se chausser, à payer leurs produits de première nécessité.

La psychiatrie «de l’intérieur» en Tunisie, c’est un service calamiteux de 30 lits pour un territoire énorme. C’est un bâtiment de consultations externes qui prend l’eau…

Ce sont des patients qui, une fois la crise enfin apaisée, vont regagner leur domicile lointain pour être bientôt en rupture thérapeutique, faute de suivi et d’argent. Préparant déjà le paroxysme suivant.

C’est aussi tout cela la Tunisie. Et tout cela doit trouver des réponses dans des délais compatibles avec l’exacerbation qu’ont révélé les violences de l’année écoulée, depuis l’immolation du jeune homme de Sidi Bouzid.

Les acteurs de la solidarité internationale peuvent contribuer à renforcer le système public de santé, ou soutenir les ONG locales. Ils peuvent ainsi aider leurs homologues tunisiens à agir face aux urgences sanitaires et sociales qui prévalent sur une large partie du territoire, et concourir à faire face aux besoins les plus criants. Ceux sur lesquels peuvent à nouveau progresser le désespoir et la violence.

Les témoignages sur les réalités qu’affrontent les populations les plus démunies sont déjà, en eux-mêmes, une contribution. Un premier pas nécessaire et utile.

La révolution tunisienne mérite notre considération et notre mobilisation. L’état du système de santé publique, hors la vitrine de la bande touristique côtière, en constitue un indicateur.

Les pays alentours, tels l’Egypte et la Libye, secoués par les mêmes dynamiques, et parcourus par les mêmes hésitations, observent avec attention ce petit frère, voisin précoce de 10 millions d’habitants. Ils sont prêts à lui emboîter le pas, s’il ne trébuche pas.

Ainsi la Tunisie est aujourd’hui un laboratoire. Il faut soutenir la transformation engagée pour en faire le creuset d’une expérience réussie.

*Par Pierre Micheletti Enseignant à l’IEP de Grenoble, ancien président de Médecins du Monde-France

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