Tunisie:guerre des nerfs entre Ennahda et l’opposition
Après la démonstration de force, samedi, du parti islamiste au pouvoir, le mouvement de contestation se mobilise aujourd’hui pour exiger la dissolution du gouvernement tunisien.
Ambigu. Entamé après les funérailles du député Mohamed Brahmi, dont l’assassinat a ravivé la rage contre un pouvoir longtemps ambigu face au terrorisme jihadiste (lire page 4), le «sit-in du départ» entre aujourd’hui dans son onzième jour. Les revendications sont toujours les mêmes : «Dissolution de l’Assemblée et chute du gouvernement, remplacé par un gouvernement de salut national. Une équipe restreinte de gens non-partisans, qui ne se présenteront pas aux prochaines élections, et présidée par une personnalité reconnue et indépendante», rappelle Khemaïs Ksila, député du parti Nida Tounes, l’un des 60 élus qui se sont «retirés» de l’Assemblée pour faire pression sur la coalition au pouvoir, dominée par les islamistes d’Ennahda. «Nous sommes prêts au dialogue, une fois que le gouvernement sera dissous, estime-t-il. Ce n’est pas encore le temps de la négociation, mais celui de la mobilisation et de la résistance.»
Au noyau initial de la contestation – députés, militants des partis et de la société civile, foule de jeunes -, s’est progressivement greffée une foule composite, faite de familles, de jeunes, de classes moyennes et populaires, d’élites intellectuelles, de chefs d’entreprise, d’artistes. Quelque peu retombée ces derniers jours, la mobilisation a connu un pic après l’embuscade dans laquelle huit soldats ont été tués, le 29 juillet, et qui a profondément choqué. «Quand on leur a demandé de combattre ces gens, Ghannouchi et Ennahda nous ont répondu qu’ils leur rappelaient leur jeunesse», explique Haytham, en référence à de vieux propos du leader islamiste sur les salafistes. «Ils ont divisé le peuple en deux. Les rapports de la Banque centrale sur l’économie sont, chaque trimestre, de pire en pire. Les investissements sont en panne. On n’a aucune visibilité sur l’avenir, aucun calendrier. On peut difficilement faire pire, comme bilan», commente Mohamed ben Ezzedine, patron d’un hôtel à Hammamet, sur la côte, qui, en pleine saison, n’est occupé qu’à 60%.
Pour l’heure, chaque camp continue de se jauger dans la rue. Un grand rassemblement est prévu aujourd’hui au Bardo, ainsi que dans les régions, pour marquer les six mois de l’assassinat de Chokri Belaïd. A deux jours des fêtes de l’Aïd, qui font craindre une démobilisation, l’opposition espère donner le change, après le rassemblement géant orchestré par Ennahda, samedi, quand plusieurs dizaines de milliers de partisans se sont réunis à la Kasbah de Tunis. Le parti au pouvoir n’a pas lésiné sur les moyens pour montrer sa force et son ancrage : des bus venus de tout le pays, une débauche de feux d’artifice, des écrans géants et une gigantesque scène installés sur cette place symbolique de la révolution. Principaux mots d’ordre : «l’unité nationale», à l’heure où le pays est confronté à une escalade des violences terroristes (lire page 5) contre laquelle l’actuel exécutif tente de se poser comme le rempart. Mais aussi la défense de la «légitimité». «Ceux qui ont cru que le scénario égyptien pouvait être répété ici ont tout faux», a fustigé sur scène le président d’Ennahda, Rached Ghannouchi.
Arbitre. Le mouvement islamiste a deux exigences, qui constituent des lignes rouges : le maintien de l’Assemblée et celui d’Ali Larayedh au poste de Premier ministre. Le patronat et le syndicat UGTT appellent tous deux à préserver l’Assemblée, mais rejoignent l’opposition sur la nécessité de la formation d’un nouveau gouvernement. Pour l’heure, l’UGTT, dont l’influence est déterminante, opte pour une position d’arbitre. Mais en cas de prolongations, la centrale syndicale pourrait hausser le ton et se joindre au mouvement. L’impasse est donc totale. La crise politique semble même plus profonde qu’après l’assassinat de Chokri Belaïd. Elle avait alors abouti à la démission du Premier ministre Hamadi Jebali et à la neutralisation des ministères régaliens, sans que cela ne permette véritablement de sortir la transition de l’ornière.
Certes, les instances chargées des médias et de la magistrature ont depuis été mises sur les rails. Celle chargée d’organiser les élections était sur le point de l’être. Mais chaque avancée s’est faite au prix de laborieuses discussions. Seuls une dizaine de points de litige restaient à trancher sur la Constitution, mais aucun calendrier de fin des travaux n’a jamais été adopté. «La crise est plus profonde que ça, c’est un problème existentiel, analyse le constitutionnaliste Kais Saied. On est dans une configuration où chacun nie l’existence de l’autre.»