Rachid Benzine : le Roi Mohammed VI a disqualifié la « légitimité de l’Etat Islamique à mener le jihad »
Dans un entretien avec Atlasinfo.fr, l’islamologue et chercheur, Rachid Benzine*, livre une analyse pertinente du discours du Roi Mohammed, prononcé le 20 août à l’occasion du 63è anniversaire de la « Révolution du Roi et du Peuple » et salué dans le monde comme un discours historique contre les fanatismes et les obscurantismes. Pour l’auteur des « Nouveaux penseurs de l’Islam » et du « Coran expliqué aux jeunes », « on avait besoin d’une voix dont la légitimité n’est ni discutée ni discutable pour dire des mots aussi forts. »
Propos recueillis par Hasna Daoudi
– (C’est) une disqualification de la légitimité de l’Etat Islamique à mener le jihad. Le Roi en tant que Commandeur des Croyants, seule autorité religieuse sunnite, a réaffirmé sa prérogative sur la compréhension de mots comme "jihad". On avait besoin d’une voix dont la légitimité n’est ni discutée ni discutable pour dire des mots aussi forts. Une disqualification qui passe par des références coraniques et issues de la tradition prophétique. Il a même été jusqu’à parler de mystification, un mot fort contre ceux qui utilisent les textes sacrés pour créer des ruptures et séparer les gens dans les sociétés mais aussi pour ceux qui appellent à tuer des innocents.
– La réaffirmation d’une autorité nationale musulmane, en opposition au caractère transnational du jihadisme: les pouvoirs nationaux sont totalement dépassés par une idéologie qui transgresse les nationalités et les identités. Le Roi, dans son discours, a remis l’autorité nationale au centre.
En ce sens, il a réaffirmé l‘exemplarité du Maroc sur deux plans: la capacité à défendre un dogme tolérant, ouvert et pluriel, et la capacité à gérer le religieux (sur un plan administratif notamment) de façon efficace.
Le discours a donc conforté le Maroc dans sa position d’exemple, transposable, ce qui va dans le sens de la diplomatie religieuse déployée depuis quelques années, et qui est appelée à grandir davantage, tant le Maroc qui était attendu est désormais très écouté.
Enfin, l’appel aux populations musulmanes d’Europe a aussi beaucoup marqué: pour ces populations qui sont devenues comme des "brebis" perdues, éclatées entre une appartenance nationale en déliquescence (discriminations, manque d’égalité des chances, crispations de la laïcité…) et une identité religieuse devenue refuge et repli et donc vulnérable aux appels idéologiques extrémistes, ce discours résonne comme un rappel, comme un ancrage nouveau, un port d’attache. Le discours royal les responsabilise, là où d’habitude on les culpabilise. C’est une évolution considérable, une sorte de prise en compte du potentiel de ces populations à oeuvrer au meilleur alors qu’on les suspecte toujours du pire.
Du coup, cette adresse aux populations musulmanes d’occident est doublement bénéfique: pour les politiques occidentaux qui sont rassurés qu’une parole musulmane prenne en charge ce qu’ils ne savent plus gérer et offre une parole qui fasse sens, et pour les populations musulmanes qui retrouvent confiance, qui retrouvent un ancrage, qui se sentent comprises dans la lutte qu’elles aussi mènent contre l’islamisme.
Comment a été perçu le message du Roi chez les musulmans de France et ailleurs à l’étranger?
L’immense majorité des musulmans de France est depuis longtemps sur la même position que celle qu’à énoncée le souverain marocain à l’occasion de son discours à la nation du 20 août dernier. La majorité des musulmans marocains et franco-marocains a, bien entendu, hautement apprécie ce discours et s’est sentie renforcée dans ses convictions. Pour les autres, l’important est qu’ils adhérent aux mêmes valeurs, à la même conception d’un Islam de paix en dialogue avec les non-musulmans.
De quel islam le roi Mohammed VI est-il porteur?
Nul, dans le monde sunnite, ne doute de l’orthodoxie sunnite du souverain marocain, et beaucoup lui reconnaissent une dignité particulière liée à son appartenance à la descendance du prophète. Pour la majorité des Marocains, considère comme Amir al Mu’minin , il incarne l’autorité religieuse par excellence. Dans un Maroc ou existent plusieurs façons de vivre l’islam, ou se côtoient islamistes et soufis, intégristes et libéraux, le Roi apparaît comme celui qui a le souci de faire vivre de la meilleure des façons ce pluralisme. Il se veut le garant de ce dernier, tout en indiquant un islam de la modération et de la concorde.
Vous avez été récemment décoré par le Roi. Que représente pour vous cette distinction ?
Une décoration n’est pas un aboutissement: c’est un encouragement à poursuivre le travail entrepris. Je suis évidemment heureux, touché, honoré, que Sa Majesté manifeste de l’intérêt et de la considération pour le travail que j’essaye d’accomplir. Je souhaite pouvoir continuer à me montrer digne de cette confiance.
Cette distinction, je ne la reçois pas pour moi seulement. J’y associe tous ceux et toutes celles qui m’ont permis de devenir l’homme que je suis. Bien entendu, je pense en tout premier lieu à mes parents. Ils peuvent être fiers de tout ce qu’ils ont su me transmettre.
Je crois profondément qu’il y a un certain génie de la culture marocaine, qui est un enrichissement pour le monde. Le Maroc, en particulier, a un rôle à jouer dans le dialogue et la coopération entre les pays des deux rives de la Méditerranée. Je suis heureux de pouvoir contribuer à ce rayonnement du Maroc, et de pouvoir oeuvrer à une meilleure compréhension et coopération entre les peuples du Maroc et de France.
*Auteurs de plusieurs ouvrages, Rachid Benzine, historien, islamologue, est enseignant à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et, chercheur associé à l’Observatoire du religieux créé par Bruno Étienne. Il donne des cours à l’Université catholique de Louvain et à la Faculté de théologie protestante de Paris, où il est chercheur associé au Fonds Paul Ricœur. Il est notamment codirecteur de la collection Islam des lumières aux éditions Albin Michel.. En mars 2016, il sort La République, l’Église et l’Islam: une révolution française rédigé avec le curé Christian Delorme. Le 3 octobre, Rachid Benzine publie une fiction sous forme d’un récit épistolaire entre un père, philosophe, et sa fille partie rejoindre Daeach.