Qatar : le Printemps arabe
L’opacité entourant le rachat de l’enseigne par l’émirat trouble les syndicats. La CGT envisage une plainte pénale pour délit d’entrave.
Hier, les syndicats du Printemps ont été invités à rencontrer leur repreneur. Infime honneur, tant ce dernier avançait masqué depuis trois mois, simplement représenté par une banque d’affaires, le Crédit suisse, et le cabinet d’avocats d’affaires Baker & McKenzie. Leur client ultime étant, selon des documents confidentiels dont Mediapart a déjà fait état et dont Libération a également pu prendre connaissance, un «investisseur privé dont l’identité sera révélée exclusivement et de façon strictement confidentielle aux avocats» du vendeur. Difficile de faire plus ténébreux.
«Absurde». La section CGT des salariés du Printemps envisage une plainte pénale pour délit d’entrave. Selon une étude juridique préalable du syndicat, «il semble absurde, lorsqu’on détient une enseigne aussi médiatique et prestigieuse, de dissimuler son identité». Tout cela augure mal d’un futur dialogue social, la CGT pestant à juste titre contre une «dissimulation qui assurera l’impunité de l’employeur face à ses salariés et interdira tout dialogue véritable, l’employeur anonyme pouvant chosifier totalement les salariés, relégués au rang de marchandises».
L’opacité pourrait être d’origine qatarie. Car le rachat du Printemps n’est pas effectué par l’un de ses habituels fonds souverains (comme Qatari Diar pour l’immobilier, QSI dans le sport ou QIA dans le business en général), mais par une coquille luxembourgeoise intitulée DISA (pour Divine Investment SA), le divin relevant, peut-être, en l’espèce, de l’émir du Qatar en personne, cheikh Al-Thani. Le mystère pourrait se dissiper dès que la transaction aura été finalisée, dans le meilleur des cas avant l’été.
L’opacité vient aussi du vendeur, du moins de son maître d’œuvre. Depuis 2006 et la vente du Printemps par François Pinault, l’Italien Maurizio Borletti est aux commandes des grands magasins. Il n’a pas mis un fifrelin dans l’affaire : son propre holding (épaulé par la famille Dassault et l’assureur allemand Allianz) ne détenait que 30% du capital, avec la possibilité de racheter le reste. Mais, soutenu par un fonds d’investissement de la Deutsche Bank (un partenaire dormant représentant 70% des parts mais se reposant sur le management en place), il a droit de vie et de mort sur le Printemps.
Quand, fin 2012, les Allemands veulent s’en retirer, Borletti a toutes les cartes en main pour reprendre le Printemps à titre personnel ou le revendre au plus offrant. Après avoir fait mine de toper-là avec des investisseurs chinois en vue de reprendre le tout, il fait ami-ami avec les Qataris, lesquels veulent 100% du capital. Berlotti fait alors semblant de se retirer du deal capitalistique pour mieux conforter son bonus managérial. Ce dernier est d’un montant hors normes. Berlotti se retire aujourd’hui du capital, mais obtient du ou des investisseurs qataris un énorme intéressement en vue de rester aux commandes du Printemps : 1% du chiffre d’affaires sur les sept ans à venir (soit 15 millions d’euros annuels, et un cumul de 105 millions), plus un intéressement sur la revente future du Printemps d’ici 2020 (soit un potentiel de 500 millions d’euros) par les Qataris. «Aucun manager ne vaut 600 millions pour sept ans de supervision», s’insurge la section CGT du Printemps. «Je n’ai pas le droit de révéler la teneur du contrat […], mais je peux dire que les différents chiffres qui ont circulé sont largement surévalués», s’est défendu hier Borletti dans les Echos. Ajoutant que le pactole lui sera versé par les repreneurs qataris, «et non pas l’entreprise Printemps».
Générosité. L’argument n’a pas convaincu les syndicats. Ils envisagent de porter plainte pour abus de bien social, et soupçonnent, vu le niveau de l’intéressement, de possibles rétrocommissions. Mais cette démarche a peu de chances d’aboutir : les syndicats n’étant pas les victimes directes d’un éventuel abus de bien social, seul le repreneur pourrait s’en offusquer. Ce qui n’est pas le cas.
Le Qatar, et ses institutions plus ou moins parallèles, s’apprête à signer un chèque de 1,6 milliard d’euros pour ce qui avait été cédé 1 milliard six ans plus tôt par Pinault à Maurizio Borletti associé à la Deutsche Bank. Au passage, il faut retrancher la dette (600 millions d’euros accumulés par les précédents repreneurs, qui avaient acheté à crédit) et le golden parachute accordé au management en place (du même montant). Bref, la générosité des Qataris, qui sont pourtant des investisseurs avisés, pose question. Les Galeries Lafayette avaient en vain proposé une offre du même montant un mois plus tôt, mais sans intéressement. «Le montage retenu est d’une opacité jusque-là inconnue dans nos contrées, conclut un proche du dossier, c’est du jamais-vu».