Nous connaissons à présent une partie de l’histoire. Il était en train de tenter de fuir de Syrte avec un groupe de partisans, lorsque les forces de l’OTAN les ont localisés et bombardés. Les forces françaises qui dirigeaient l’opération ont été capables d’arrêter le convoi et, ce faisant, d’aider les opposants de Kadhafi à le capturer. Voilà bien l’image du soulèvement libyen : sans l’OTAN, l’opposition à Kadhafi n’aurait pas remporté de succès. Il reste à répondre à une question cruciale : quel rôle jouera l’influence étrangère dans l’avenir de la Libye ? Qu’il est troublant de voir les Présidents et Premiers Ministres, de Nicolas Sarkozy à Barack Obama et David Cameron – qui négociaient ouvertement avec Kadhafi jusqu’à l’année dernière – saluer sa mort, tout en essayant de convaincre le public qu’ils avaient toujours soutenu les démocrates, ainsi que la démocratie. Dans l’ivresse de la victoire, il n’y a aucune honte à profaner les morts, aucune honte à mentir aux vivants. La Libye est sous contrôle, disent-ils. Mais qui contrôle la Libye ?
On ne peut pas faire confiance au Conseil National de Transition (CNT). Il est dirigé par un ancien ministre du gouvernement de Kadhafi dont on soupçonne qu’il a eu des liens secrets avec les services secrets américains bien avant la rébellion. D’autres membres de haut rang du CNT avaient également participé au régime précédent, certains faisant partie de l’armée ; certains des services de renseignements libyens, tandis que d’autres ont même été identifiés comme étant des extrémistes. Cependant, il est assez clair que si le CNT a reçu un soutien aussi rapide de l’Occident, ainsi que des Nations Unies, c’est parce que ces derniers connaissaient les acteurs clé et parce qu’ils avaient reçu l’assurance que leurs intérêts seraient protégés. La présence des dirigeants français, britanniques, américains et turcs à Tripoli avant même la capture de Kadhafi confirme qu’ils avaient raison.
Le CNT semble aujourd’hui contrôler la situation – mais de nombreuses questions demeurent sans réponse. Il y a tant d’informations contradictoires qui émanent du CNT (au sujet d’accords secrets avec l’Occident, de la capture de certains individus et même de son succès sur le terrain) et on a assisté à un traitement tellement inhumain durant les combats (en particulier contre des immigrés africains), qu’il y a toutes les raisons douter de l’avenir de la Libye en tant qu’Etat fondé sur la transparence, ainsi que des valeurs démocratiques.
Kadhafi est mort. Le peuple libyen a acclamé et célébré l’événement. La page d’une ère sombre a été tournée. Toutefois, la révolution est loin d’être achevée. Un coup d’œil rapide vers l’Irak, l’Egypte ou la Syrie suffit à nous convaincre que de puissants intérêts économiques et géostratégiques sont en jeu, et que les pays concernés sont loin d’être autonomes. La Libye ne sera pas une exception : les Etats-Unis, ainsi que les pays européens ne laisseront pas le nouveau régime faire usage de ses ressources pétrolifères afin de développer en Afrique du Nord une dynamique de solidarité Sud-Sud. La Libye est à présent à un carrefour critique ; les mois et années à venir démontreront si nous avons assisté à une révolution dans la région ou bien à une cynique redistribution des alliances. Les nouveaux dirigeants sont tellement reconnaissants à l’Occident qu’il paraît plutôt impossible de pouvoir espérer un avenir véritablement indépendant. Des démocraties tant contrôlées sont loin d’être des démocraties ; la voie vers une libération entière et réelle est jonchée de défis.
Regarder les images de Kadhafi mort et maltraité a été une triste expérience. Lire la couverture médiatique et entendre certains dirigeants occidentaux et arabes célébrer sa mort et féliciter les Libyens était encore plus perturbant. Faisaient-ils la fête parce que le dictateur était mort ou bien parce que la route était désormais ouverte à de nouvelles stratégies de contrôle à mettre en œuvre ? Ce qui était sensé avoir été une marche vers la liberté ressemble aujourd’hui de plus en plus à une voie menant à des troubles futurs, ainsi qu’à une nouvelle forme de servitude."