Islam : l’hypocrite querelle des images (Ruth Grosrichard, Professeur de langue et civilisation arabes)
Échaudée par une mésaventure semblable en 2008, et soucieuse de se montrer politiquement correcte, la rédaction de L’Express avait pris prudemment les devants, cette fois, en voilant le visage de Mahomet. Peine perdue : la censure a encore frappé, en avançant cet argument : "nous avons toujours été fermes sur cette question, très sensible pour notre opinion publique. Cela n’est pas nouveau." Rien là de surprenant de la part d’un gouvernement dirigé par l’islamiste Abdelilah Benkirane, pensera-t-on. A tort. L’initiative de cette interdiction revient au ministre de la Communication de l’équipe précédente, le très zélé Khalid Naciri. Zélé jusqu’à l’excès, même, car il existe de nombreuses représentations islamiques du Prophète, – miniatures notamment. Sur certaines, on voit les traits de son visage, tandis que sur d’autres, un voile les dissimule. Sans nous prononcer ici sur les raisons qui ont amené les artistes à choisir l’un ou l’autre traitement, il nous paraît utile de rappeler quel est exactement statut de l’image en Islam, et de nous interroger sur son évolution. D’autant que cette question, mal connue du grand public, a plus d’une fois défrayé la chronique ces dernier temps. Qui ne se souvient de la fameuse affaire des caricatures danoises du Prophète, ou de celle, toute récente, du numéro de Charlie Hebdo, intitulé "Charia-Hebdo" ? L’idée couramment admise est que l’Islam interdit toute représentation par l’image. Mais qu’en est-il au juste ?
Dès les débuts de sa prédication, Mahomet enseigne qu’il n’y a qu’un seul Dieu, et combat en conséquence tous ceux qui vouent un culte à d’autres dieux qu’Allah. C’était le cas des bédouins de La Mecque adorateurs de plusieurs divinités, représentées par des pierres et des statuettes. Il s’agissait donc au départ d’un affrontement entre le monothéisme prôné par le nouvel Envoyé de Dieu et l’idolâtrie pratiquée par certains de ses détracteurs.
Dans son ouvrage Y a-t-il "une question de l’image" en Islam ? (éd. Téraèdre, Paris, 2004), Silvia Naef nous invite à revenir au Coran. Elle affirme, à juste titre, qu’on n’y trouve pas de "théorie de l’image", ni même de position explicite à ce sujet. En effet, le mot "sûra" qui signifie "image" n’y apparaît qu’une seule fois, à propos de la création de l’homme. Quant au verbe "sawwara", "former, façonner, modeler" qui en dérive, il renvoie uniquement à l’action créatrice de Dieu. Pour la religion musulmane, comme pour le judaïsme et le christianisme, Dieu ne saurait avoir de rival. Lui seul donne vie aux créatures humaines et animales, en leur insufflant le souffle vital (al-rûh). Le Coran dit d’Allah : "Il est le Dieu créateur et formateur". Le terme coranique employé pour "formateur" est "mousawwir", utilisé pour désigner celui qui donne forme à une matière.
On ne s’étonnera donc pas que plusieurs sourates du Livre sacré condamnent le culte des idoles (terme qui vient du grec et signifie précisément "image"). Exemple : "Ô croyants ! Le vin, les jeux de hasard, les statues (…) sont une abomination inventée par Satan ; abstenez-vous en, et vous serez heureux". En cela, le Coran est proche de la Bible qui ordonne : "Tu ne te feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là -haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas…"
Quant aux Hadîths (recueils des dires et actes attribués au Prophète et fixés plus de 150 ans après sa mort), nombreux sont ceux qui font référence à l’image. Qu’ils soient sunnites ou chiites, ils la proscrivent de manière radicale pour trois raisons : d’abord l’image est impure et souille le lieu où elle se trouve, le rendant impropre à l’exercice de la prière : "les anges n’entreront pas dans une maison où il y a un chien, ni dans celle où il y a des images" ; ensuite elle présente le risque que le musulman ne succombe à l’idolâtrie ; enfin celui qui la produit (le peintre par exemple) se pose en concurrent de Dieu.
Cela étant, certains hadîths acceptent l’image sous certaines conditions. Si les hommes et les animaux ne peuvent être représentés parce que Dieu et lui seul peut les douer du souffle vital, les végétaux et les objets inanimés échappent à cette interdiction. Ainsi, un hadîth rapporte qu’Ibn Abbas (cousin du Prophète et éminence religieuse) aurait dit à un peintre : "fabrique des arbres et tout ce qui n’a pas d’âme". Par ailleurs, certaines images de créatures animées sont admises, sous réserve qu’elles soient situées dans des endroits ou sur des supports qui n’incitent pas à l’adoration (sièges, coussins…) : selon un autre hadîth, le Prophète aurait refusé d’entrer dans la maison d’une de ses épouses parce que le tissu des rideaux était orné d’êtres animés. La femme aurait alors transformé ces rideaux en coussins, afin de permettre à l’Envoyé de Dieu de revenir chez elle. Ce qui fera dire aux juristes musulmans que l’image sous laquelle on s’assied ou qu’on foule au pied s’en trouve rabaissée et ne peut donc devenir objet d’idolâtrie.
Enfin, la figuration des hommes et des animaux n’est tolérée que dans les cas où elle n’imite ni le réel ni la vie, en amputant les corps par exemple. A un peintre perse qui lui demandait si, avec l’Islam, il pourrait encore dessiner des animaux, le même Ibn Abbas aurait répondu : « oui, mais tu peux les décapiter pour qu’ils n’aient pas l’air vivants, et faire en sorte qu’ils ressemblent à des fleurs ».
C’est donc bien pour se prémunir contre le risque d’idolâtrie et empêcher la créature de rivaliser avec son Créateur, que la tradition musulmane rejette l’image.
On comprend alors pourquoi les artistes musulmans – depuis les miniatures persanes et turques jusqu’à l’imagerie populaire contemporaine – se sont ingéniés à représenter l’histoire sacrée dans des univers invraisemblables où les personnages ne ressemblent à personne ; où la nature n’a rien de naturel avec ses montagnes roses ou bleues, ses arbres aux branches couvertes d’émeraudes et de perles, et où le cheval ailé du Prophète (Al-Bouraq) est peint en rouge avec des taches blanches… Comme l’indique Alexandre Papadopoulo dans ses travaux sur l’esthétique islamique, le "principe d’invraisemblance" a permis d’échapper à l’interdit. En somme, ces artistes ne nous disent-ils pas sans l’avoir écrit : "nos images ne sont pas la réalité" ? Ce qui les rend singulièrement modernes quand on pense au tableau de Magritte représentant une pipe sous laquelle le peintre belge a inscrit : "Ceci n’est pas une pipe". En ce sens, on pourrait dire de toute image du Prophète : "Ceci n’est pas le Prophète", ce qui se soutient parfaitement puisque, aux yeux du musulman, le Prophète n’a pas d’égal.
La proscription de toute représentation plastique en islam explique l’absence d’images figuratives dans les espaces religieux (mosquées, médersas) ainsi que dans le Livre sacré. Dans ces lieux, en revanche, s’épanouiront la calligraphie ; la sculpture sur bois, sur marbre ou sur stuc de versets coraniques et préceptes religieux ; les enluminures ; l’arabesque et les entrelacs ; les motifs géométriques dont les zelliges andalou et marocain sont une des formes les plus achevées ; mais aussi des motifs floraux ou végétaux.
Dans les espaces profanes, on assiste au contraire, à partir du milieu du IXème siècle, à une promotion de l’image. Celle-ci trouvera progressivement sa place dans les arts visuels islamiques aussi bien en Egypte et en Afrique du Nord qu’en Espagne, dans le Croissant fertile, en Iran et en Turquie, chez les chiites comme les sunnites. Apparaitront d’abord des faïences décorées de personnages et d’animaux, des aiguières à bec se terminant par un oiseau, réalisés par les artistes pour les cours princières et l’aristocratie. Cette expression artistique profane atteindra des sommets de raffinement au fil des siècles, que ce soit en Orient ou dans l’Occident musulman, qu’il s’agisse de miniatures, d’ouvrages scientifiques et littéraires, de l’art du métal, des tissages…
Au XIVème siècle, les premières miniatures mettant en scène la vie du Prophète voient le jour. L’une d’elles, fameuse, le peint paradoxalement en train d’assister à la destruction des idoles de la Kaaba, lorsqu’il prend La Mecque en 630.
Toujours est-il que, même tolérée, la représentation imagée restera plutôt mal vue par les garants de l’orthodoxie musulmane. En 1845, Al Saffâr – un docte lettré marocain que le sultan avait envoyé en France pour y porter la voix de la religion – ne cache pas sa réprobation devant l’abondance d’images qui envahit Paris. Sa relation de voyage, contient une évocation de sa visite au Musée du Louvre pour le moins curieuse : s’il admire cet "élégant palais, imposant, bien construit et décoré", il déplore "la quantité d’images qui s’y trouvent et qui l’enlaidissent". Bref, vidé de ses trésors, ce Musée-là serait tellement plus beau ! Depuis, les mÅ“urs ont bien évolué puisque aux Emirats arabes, le Louvre Abou Dabi, conçu avec la coopération étroite de celui de Paris, ouvrira ses portes en 2013 et recevra en prêt plusieurs centaines d’Å“uvres issues des collections françaises.
Voilà qui nous amène à aujourd’hui. Deux chercheurs helvétiques, Pierre et Micheline Centlivres constatent que : "du Maroc au sous-continent indien, on est frappé par le foisonnement de l’image dans un monde musulman réputé iconophobe". Ce phénomène touche aussi bien la sphère publique que privée. Qu’on songe aux portraits de chefs d’Etat qui ornent édifices et avenues ; aux panneaux publicitaires envahissants ; à la place qu’occupent les photos, et à celle de la télévision qui invite à pratiquer en famille le culte des idoles du sport ou de la chanson, dans un salon décoré de tapisseries représentant La Mecque ou de versets coraniques en lettres dorées sur velours noir… Que dire des pâtisseries pour enfants, en forme de mariée pour les filles et de cheval pour les garçons, confectionnées en Egypte à l’occasion la fête de la naissance du Prophète et que les petits gourmands ne craignent pas d’adorer ? Même le wahhabisme de l’Arabie saoudite ne fait pas exception, puisqu’il a autorisé l’émission de billets de banque sur lesquels figurent côte à côte – paradoxale association – l’effigie royale et le verset coranique : "Il n’y a de Dieu qu’Allah seul, il n’a point d’associé…". Sans parler de l’Iran où, jusqu’au milieu des années 2000, on pouvait se procurer des cartes postales avec portrait du Prophète jeune, dans un style évoquant le célèbre éphèbe androgyne du Caravage…
Dans cette prolifération d’icônes en tout genre, l’imagerie religieuse populaire n’est pas en reste. De Casablanca jusqu’à Kuala-Lumpur en passant par Le Caire et Téhéran, on trouve à acheter des chromolithographies qui font la part belle aux récits du Coran et de la tradition musulmane. On n’a que l’embarras du choix, entre le cheval à tête de femme qui permit l’ascension au ciel de l’Envoyé de Dieu (Mi’râj) ; la généalogie du Prophète ; les personnages saints tels que Ali avec son sabre à deux lames et ses fils Hassan et Hussein, etc.
Tout l’indique donc : l’interdit portant sur l’image est aujourd’hui à ce point transgressé qu’il apparaît totalement dépassé. Sauf, évidemment, aux yeux d’intégristes comme les Talibans, qui détruisirent au canon les fameuses statues de Bamyan, faisant disparaître ainsi des vestiges de quinze siècles d’histoire, inscrits au patrimoine mondial de l’humanité. Ou encore à ceux de censeurs d’un autre âge qui, comme au Maroc, font le jeu de l’obscurantisme en refusant d’admettre que le monde a changé.