Grandes manoeuvres et petites manigances (Le Monde)

Le courriel est adressé à "Anne" et se termine par "A toi, François". François Roussely, chargé par le président de la République, pour la fin avril, d’éclairer l’Etat actionnaire sur son positionnement dans la filière nucléaire, écrit à Anne Lauvergeon, l’emblématique patronne de l’atome français. Les rumeurs les plus folles courent sur le démantèlement de l’entreprise qu’elle dirige, Areva. Alors, en ce début d’année, "François" rassure "Anne" : "Inutile de te dire que rien de ce qu’écrit (la presse) ne correspond aux travaux que nous menons, a fortiori deux mois avant le rendu du rapport au chef de l’Etat. Je démens, bien sûr."

Elle est trop maligne pour considérer le message comme une garantie. Trop "formée à l’école mitterrandienne", comme le lui a dit un jour Nicolas Sarkozy, et cela valait compliment, pour relâcher sa défense. Mais enfin, c’est un petit signe d’accalmie, voire d’amitié, dans la tempête. Même "l’immense animal politique" qu’elle est, selon un conseiller du pouvoir, ne dédaigne pas qu’on lui mette du baume au coeur.

Le 1er décembre 2009, Claude Guéant, le secrétaire général de l’Elysée, a installé la mission Roussely. Tous les acteurs de la bataille de l’atome sont là, face à face. D’un côté les représentants de l’Etat – Elysée, Matignon, Bercy, ministère de l’énergie – de l’autre les patrons. Celui d’EDF, Henri Proglio, entré en fonction quelques jours auparavant, qui ne fait pas mystère de son ambition de devenir le chef de file du nucléaire français. Son ennemi de toujours, Gérard Mestrallet, le PDG de GDF Suez, qui a démontré son savoir-faire nucléaire – mais pour l’instant en Belgique. Christophe de Margerie, le patron de Total, qui prépare déjà l’après-pétrole. Et bien sûr, "Atomic Anne", comme la surnomme la presse américaine. François Roussely est bien entouré, entre la patronne d’Areva et le PDG d’EDF. Ce souvenir lui arrache un sourire. Heureusement que les relations entre Anne Lauvergeon et Henri Proglio ne relèvent pas de sa mission…

Ces deux-là se détestent. Surtout depuis ce 18 novembre, où, dans Les Echos, Henri Proglio a proposé de repenser toute la filière nucléaire, en particulier les rôles du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et d’Areva, son fournisseur de combustible pour les centrales d’EDF. Il juge que la fusion de Framatome et de la Cogema, Areva, le bébé d’Anne Lauvergeon, était "probablement une erreur". Dans la matinée, il l’appelle :

" Tu as peut-être lu la presse ? Tu sais, ce n’est pas du tout ce que j’ai dit. – Ah bon ! Tu vas démentir, alors ?"

Evidemment, il n’a jamais démenti, jamais rappelé. Et la guérilla a commencé… "L’Etat va y mettre de l’ordre", a fini par gronder le président de la République quatre mois plus tard dans le Figaro Magazine. "Ces derniers temps, les disputes publiques entre les dirigeants de ces entreprises ont été inadmissibles", ajoute-t-il.

La "Renaissance" de l’atome, à l’aube du XXIe siècle, est un vrai sujet aux yeux du chef de l’Etat – "une passion", dit même Anne Lauvergeon. Encouragé par la flambée du brut et la chasse au CO2, Nicolas Sarkozy n’a pas renié l’héritage gaullien. Le nucléaire reste un emblème d’indépendance, civile et militaire, autant qu’une manière de s’affirmer chez les grands. Un domaine présidentiel par essence. La France est une référence mondiale, mais n’a pas toujours le savoir-faire pour exporter dans un monde où les monopoles ont disparu. Comment faire déboucher l’excellence hexagonale dans la compétition internationale ? Sarkozy ministre de l’économie se posait la question en 2004. Président, il veut y répondre. D’où la mission Roussely, dont la gestation remonte à plus d’un an.

Le cuisant échec d’Abou Dhabi a accéléré le tempo. D’autant que Claude Guéant s’est impliqué à un degré rare dans ce dossier. L’EPR (réacteur de troisième génération), fierté tricolore, est recalé par les Emiriens à Noël. Manque à gagner, 27,4 milliards d’euros. L’Etat est actionnaire dans presque toutes les entreprises concernées : à 91 % dans Areva, qui fabrique les réacteurs et maîtrise la filière de l’uranium, à 84 % dans EDF, qui exploite les 58 réacteurs français, à 36 % dans le groupe d’énergie et de services GDF Suez.

Anne Lauvergeon refuse de porter seule le chapeau de l’échec. Ou de se laisser dépecer. "Le clan du Fouquet’s, coalisé autour des intérêts du pouvoir, cherche à s’emparer d’Areva", s’emporte le député Arnaud Montebourg. Dans un communiqué publié le 19 mars, le président du conseil général de Saône-et-Loire, terre industrielle du nucléaire civil, dénonce "une tentative de prise de contrôle d’un clan d’oligarques sans scrupule sur la filière nucléaire". Anne Lauvergeon ne contredit pas cette interprétation : "Certains se disent "l’écuelle est bonne, comment y prendre notre part ?"." Elle assure avoir construit un "supermarché du nucléaire", modèle clair et rentable et tient à le conserver.

Ses ennuis ont commencé dès 2003 : Alstom, dirigé par Patrick Kron, un proche de Nicolas Sarkozy, a tenté de fusionner avec Areva. Trois ans plus tard, c’est Martin Bouygues, l’un des meilleurs amis du chef de l’Etat et premier actionnaire d’Alstom, qui a des visées sur l’ex-Framatome. Anne Lauvergeon a toujours résisté. Autant dire que l’arrivée d’Henri Proglio à la tête d’EDF ne l’a pas réjouie. Lui aussi était au Fouquet’s pour fêter la victoire de Nicolas Sarkozy à la présidentielle. Mais ce n’est pas ce qui l’inquiète. Elle sait qu’avec lui, elle n’aura plus les coudées aussi franches. Il a le caractère plus trempé que son prédécesseur, Pierre Gadonneix.

A EDF, Henri Proglio, 60 ans, triomphe. Il a marqué d’emblée son territoire en revendiquant le rôle de chef de file du nucléaire. Le nouveau PDG a consacré ses premiers mois à la tête de l’entreprise à parcourir les sites de production, son casque sur la tête, son plateau à la main dans les cantines. Dans l’entreprise publique, où 50 % des cadres du nucléaire vont partir à la retraite dans les cinq ans, son obsession de la formation a été bien accueillie.

Il fallait "nommer un patron qui mobilise la communauté humaine, qui forme le personnel", explique Claude Guéant. Aujourd’hui, l’actionnaire principal se dit satisfait : "Mes amis syndicalistes me l’ont raconté. Henri Proglio leur rend l’envie de gagner." En 2004, quand François Roussely avait été évincé, il avait refusé le poste par amitié pour lui. Mais il était entré au conseil d’administration et présidait le comité stratégique. Ce qu’il ferait d’EDF, il y avait déjà pensé.

"Après Abou Dhabi, il marchait sur l’eau, raconte un proche. C’était l’échec qu’il avait annoncé." Et surtout, dans son esprit, c’était l’échec d’Anne Lauvergeon. Admirable paradoxe de la réussite d’Areva. Sa fondatrice le dit elle-même, sans modestie excessive : "Quand on parle nucléaire, on pense Areva." En réalité, on pense Lauvergeon et, à 50 ans, avec son culot et son goût de la bagarre, elle ne compte plus ses ennemis.

L’ancienne sherpa de François Mitterrand a anticipé la fin de l’hiver nucléaire, elle a écrit le scénario d’une "success story", profitant du départ de François Roussely d’EDF, en 2004. Elle n’avait pas caché alors son intention de "remettre l’église au milieu du village". "Atomic Anne" occupe l’espace, dans un secteur où les contrats se chiffrent en milliards d’euros, où les programmes s’engagent pour des décennies, où la sûreté est une affaire d’Etat. Formidable en cas de réussite, difficile à vivre en cas d’échec. Surtout quand la responsabilité est collective, comme à Abou Dhabi.

La nomination d’Henri Proglio, en novembre 2009, est censée changer la donne. Dans la négociation avec les Emiriens, Claude Guéant a mesuré l’étendue de la pagaille. Il voit dans le patron de Veolia l’homme qui saura jouer les chefs de file. Surtout face aux "primo-entrants", ces pays qui veulent se doter de nucléaire civil et que les Français, bien que leaders mondiaux, sont incapables de satisfaire, faute d’organisation.

Jusqu’à présent, seuls le monde développé et les grands pays émergents comme la Chine sont équipés. Mais la Thaïlande, le Vietnam, le Maroc…, une douzaine de pays, veulent adhérer au club. Au cas par cas, il faudra répondre à de multiples questions, en matière de sécurité, de financement et surtout de leadership. Qui portera le risque ? "La réalité, explique l’un des protagonistes, c’est qu’on ne sait pas qui doit vendre des centrales. L’idée de l’Etat, c’est que seul un électricien peut le faire. Mais ce n’est le métier ni d’EDF ni de GDF Suez."

Faire le choix d’Henri Proglio, c’était en tout cas opter pour la bagarre dans le secteur. Nicolas Sarkozy ne pouvait l’ignorer, en dépit de ses exhortations au calme. Mais le conflit n’est pas venu là où on l’attendait, entre les frères ennemis du marché de l’eau, Gérard Mestrallet et Henri Proglio. Le petit monde des affaires guettait la suite de la bataille historique entre deux empires, celui de la Générale des eaux, dont Veolia est issue, et de la Lyonnaise des eaux, aujourd’hui filiale de GDF Suez. "Deux entreprises très manipulatrices, en compétition auprès des mêmes clients", résume un membre de l’un des conseils d’administration.

"Il faut qu’ils fassent attention tous les deux, avertit le financier Alain Minc. Dans l’eau, ils se donnaient des bourrades aux quatre coins du monde, mais le marché revenait toujours à des Français. Dans l’énergie, s’ils se chamaillent, ce sont des Coréens, des Allemands ou des Russes qui l’emporteront." Plus d’un de leurs "amis" ont proposé une mission de bons offices. Agacé de tant de sollicitude, Gérard Mestrallet a décroché son téléphone en janvier et proposé au PDG d’EDF : "Voyons-nous !"

Ils ont déjeuné en tête à tête chez Ledoyen. "Henri" s’est chargé de la note. "Gérard" lui a passé un coup de fil quelques jours plus tard pour le prévenir qu’il avait conclu un accord stratégique avec Areva, avant que l’information ne sorte dans la presse. "Henri" a remercié. C’était nouveau. Depuis, il leur arrive de s’envoyer des SMS. Mais "ils sont partis de ce déjeuner dans l’état où ils étaient arrivés, ils n’ont jeté aucune rancune à la rivière", témoigne un patron.

Pour l’instant, la trêve tient, la bagarre est ailleurs, entre deux entreprises publiques, Areva et EDF, dont l’une se sent menacée par l’autre. Elle se joue à travers la presse à coups d’entretiens, de "confidentiels" farfelus, de rumeurs saugrenues. Les grands communicants ont sorti leurs armes. Un jour, une flèche contre François Roussely, le lendemain un nouveau reproche à l’encontre d’Anne Lauvergeon : retard et surcoût sur le chantier de l’EPR finlandais, départ inopiné de l’allemand Siemens du capital d’Areva NP, stratégie trop centrée sur l’EPR. "C’est comme si Hermès ne proposait que le sac Kelly", persifle un ennemi. "Vous ne plantez pas Renault si vous ratez la Clio, mais vous plantez Areva si vous ratez l’EPR", lâche un autre.

Jamais la patronne d’Areva ne s’est entendue dire qu’elle devait partir. Mais la presse égrène chaque jour les noms de ses éventuels successeurs. Cela finit par la faire sourire, quand elle ne se sent pas insultée si elle juge le profil médiocre. Et si elle achevait tout simplement son mandat, qui arrive à échéance en juin 2011 ? "On ne remplace pas facilement une icône", estime un poids lourd du CAC 40. En attendant, "elle fait son métier dans des conditions épouvantables", souligne ce patron.

Avec Nicolas Sarkozy, ses rapports sont complexes. Ils se connaissent depuis les années 1990, celles de la deuxième cohabitation. Il l’a plusieurs fois imaginée ministre, à Bercy. "Si tu y vas, tu es sûre d’être virée un jour et recataloguée comme une politique qui aura fait un tour de danseuse dans l’industrie", l’a prévenue un vieux routier des affaires. En 2007, convoquée avant toutes les stars de l’UMP, elle a pris le risque de dire non. Attachée à Areva, en dépit des attaques et des soubresauts politiques. Avec le soutien, dit-elle, de ses troupes, de ses clients, de ses investisseurs, du CEA, de son amie Christine Lagarde, la ministre de l’économie, et du premier ministre, François Fillon, son voisin dans la Sarthe où elle a une maison. Au moins un député de l’UMP est prêt à se battre pour elle : Jean-Paul Anciaux, du Creusot, a "beaucoup d’admiration pour son aura internationale" depuis qu’il l’a accompagnée en Chine.

Nicolas Sarkozy doit prendre des décisions sur "la question d’Areva, extrêmement complexe", lorsqu’il aura eu les conclusions du rapport Roussely. Il sera grand temps. Sarkozy, ministre des finances, avait déjà approuvé son augmentation de capital en 2004. Elle est devenue urgente. Depuis des mois, Japonais, Koweïtiens, Qatariens… les investisseurs prêts à entrer dans le capital d’Areva ont tout entendu. Que l’entreprise risquait d’être démantelée. Qu’elle pourrait fusionner. Que son management allait changer. Difficile, vu de l’étranger, de comprendre ces drôles de moeurs françaises.

Béatrice Gurrey et Marie-Pierre Subtil
Article paru dans l’édition du 25.04.10

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