« Peut-être qu’un animal était traité mieux que nous »: Marocaine employée par une société d’intérim espagnole dans des exploitations agricoles en France, Karima, comme quatre autres ex-salariés étrangers, a dénoncé mardi aux prud’hommes d’Arles les abus subis lors de ces « détachements ».
Des journées de travail de neuf heures « sans pause, où on mange en cachette », des salades « qu’on coupe sans gants de protection », des semaines avec « sept jours de travail », du harcèlement, un contrat rompu à cause d’une grossesse: les plaignants et leurs avocats ont décrit un quotidien rythmé par un enchaînement « d’atteintes aux droits ».
Les juges des prud’hommes ayant échoué à trancher dans ce dossier ouvert il y a trois ans, une nouvelle audience était organisée mardi. Elle a pris un relief particulier au moment où la crise sanitaire a mis en lumière la dépendance de larges pans de l’agriculture française à la main d’oeuvre étrangère et les conditions parfois sommaires dans lesquelles vivent ces saisonniers.
Ces dernières semaines, les autorités ont dû rappeler les employeurs à leurs obligations après la découverte de dizaines de malades atteints de Covid-19 parmi des travailleurs agricoles en Provence.
Des dizaines de milliers de travailleurs détachés venus d’Amérique du Sud, d’Europe de l’Est ou d’Afrique viennent chaque année pour tailler les vignes, cueillir et emballer fruits et légumes.
Depuis les années 1990, s’est développé un système dit de détachement, « une relation triangulaire entre un salarié, une société d’intérim et une société utilisatrice (les exploitations) », a rappelé le juge départiteur Philippe Bruey.
Les sociétés d’intérim sont généralement basées à l’étranger, notamment en Espagne, où le coût d’un salarié payé au smic en incluant les cotisations sociales est de 40% inférieur à la France, a rappelé le juge.
Et c’est autour de ce système, autorisé par l’Union européenne (UE), que se concentre l’affaire portée par cinq salariés, employés par une société d’intérim espagnole, Laboral Terra –aujourd’hui en liquidation judiciaire–, pour travailler sur des exploitations agricoles et sociétés d’emballages du Sud-Est de la France.
« On était maltraitées en France »
Pour Yann Prevost, l’avocat de deux des ex-salariées, Yasmina Tellal et Karima, qui préfère taire son nom de famille par peur de pressions, « ce système est un nid de manquements à la dignité des travailleurs quand il n’est pas contrôlé ».
Soumises au droit espagnol, les sociétés d’intérim comme Laboral Terra sont accusées par l’avocat d’avoir violé les règles de l’UE sur le détachement.
« Il n’y a pas de détachement. Les contrats ont été signés en France, avec des salariés qui étaient en France », pour des missions à répétition, sans rentrer en Espagne et les salariés auraient dû bénéficier de CDI de droit français.
Les ex-salariés marocains de Laboral Terra demandent donc à la société des dizaines de milliers d’euros de rappels sur salaires, d’indemnités et de dommage et intérêt notamment pour « prêt illicite de main d’oeuvre ».
L’administratrice judiciaire de Laboral Terra était absente. « Je n’ai pas vu de volonté farouche de nous rejoindre », remarque le juge.
Les plaignants demandent aussi qu’une dizaine de sociétés agricoles françaises soient aussi condamnées en solidarité.
Mais leurs avocats ont rejeté vigoureusement cette demande. « Ce contrat, il favorise le dumping social mais il est légal », a déclaré Me Jean-Pierre Tertian, avocat d’une entreprise d’emballage agricole en soulignant que pour ces travaux, le monde agricole ne trouvait pas suffisamment de main d’oeuvre en France.
« Ce qui se passe entre Laboral Terra et les salariés, ce n’est pas le problème des sociétés utilisatrices », ajoute Me Tertian. Ces dernières affirment soit que les abus allégués ne sont pas étayés dans le dossier, soit qu’ils n’ont jamais eu moyen de savoir ce qu’il se passait.
« Les sociétés françaises ont besoin de main d’oeuvre étrangère, c’est vrai. Mais dans quelles conditions on doit travailler? On était maltraitées en France », lâche Karima à la fin de l’audience.
Le jugement sera rendu le 22 septembre.