Cancer: un «malade en colère» (Libération)
Frédéric Secrétan est décédé le 21 mai ; il allait avoir 59 ans. C’était un «malade en colère», comme sont parfois qualifiés les malades du VIH-sida qui ont inventé la mobilisation politique des patients en France.
Les règles actuelles ont été fixées il y a soixante ans, à Nuremberg en 1947, à l’occasion du procès des médecins nazis qui avaient expérimenté, dans des conditions d’une effroyable barbarie, sur des victimes humaines. Bien adaptées pour protéger des victimes potentielles contre des bourreaux éventuels, ces règles ne prévoient pas le cas où c’est le sujet qui voudrait tenter sa chance, où c’est le malade qui ferait lui-même la démarche de rechercher les essais prometteurs pour son cas et qui tenterait d’obtenir son inclusion quand les alternatives thérapeutiques éprouvées font défaut. Dans le VIH-sida, les demandes ont été relayées par des associations de malades combatives qui ont pesé pour faciliter l’accès des malades aux essais dans une situation où, longtemps, faute d’alternative thérapeutique, l’inclusion était la seule prise en charge médicale autorisant un espoir d’amélioration. Equilibre politique : associations de malades puissantes et institutions de santé ont trouvé des arrangements pratiques. Mais, pour la réglementation, le cas de figure reste impensé parce qu’il paraît insensé au regard du modèle de protection qui est le nôtre, fixé dans des conditions historiques chargées du drame de l’effondrement déontologique de la médecine nazie.
Le cancer n’est pas le sida. Ni médicalement, ni sociologiquement. Les projections donnent 350 000 nouveaux cas attendus en 2010 en France – 50 fois plus que les découvertes de contamination par le VIH -, mais l’activisme sur le modèle des associations de malades du VIH-sida n’est pas dans la tradition des associations du cancer.
Les malades qui recherchent un essai pour leur cas, quand les thérapeutiques éprouvées marquent le pas, doivent se débrouiller à peu près seuls. Et, à ce jeu profondément inégalitaire, il vaut mieux connaître l’anglais, avoir de solides notions scientifiques et médicales et de bons réseaux. Et avoir les moyens de se déplacer à l’autre bout du pays, ou à l’étranger, pour accéder à l’essai qui n’est pas disponible dans sa région. Prenant la mesure de l’inégalité d’accès aux protocoles entre ceux qui ont les réseaux – et les moyens – et ceux qui ne les ont pas, les associations du sida avaient su imposer la publication des premiers répertoires d’essais, dès 1992, pour que, au moins, l’information sur les protocoles soit disponible pour tous. Frédéric Secrétan a œuvré de même pour les malades du cancer, contribuant à ce que les listes d’essais en cancérologie soient rendues accessibles.
Frédéric Secrétan a combattu les paternalismes infantilisants – administratifs ou médicaux – et imposé l’idée que, en matière d’expérimentation, les malades devraient se voir reconnaître un véritable droit au risque.
La société a ses responsabilités ; il est peu concevable d’autoriser quiconque à prendre le risque d’essayer n’importe quoi dans n’importe quelles conditions. Mais rien ne devrait s’opposer à ce qu’un véritable droit personnel de participer aux essais tels qu’ils sont encadrés soit consacré : la société reconnaîtrait qu’orienter les malades éligibles vers les essais cliniques – où qu’ils se déroulent – est un devoir, une alternative due aux patients, indépendamment de la pression que peuvent exercer les associations quand elles sont présentes.
Les revendications que portait Frédéric Secrétan ne sont nullement déraisonnables. Elles interrogent seulement notre conception de l’équilibre entre la protection des personnes par la société et le respect de leur autonomie, de leur capacité de jugement, de décision et d’engagement. Elles interrogent aussi nos conceptions de la justice et notre tolérance aux inégalités en matière d’accès aux ressources du système de santé. Frédéric Secrétan a su faire bouger les lignes. Son combat mérite de lui survivre.
(1) Cancerlutte: http://fsecretan.typepad.com/