Algérie: les militaires en première ligne
L’armée algérienne a toujours joué un rôle-clé dans le pays. Déjà, la guerre civile des années 1990 avait élargi son emprise. Aujourd’hui, la peur d’une contagion des révolutions arabes pousse les généraux à reprendre la main
Chef suprême des forces armées, le président Abdelaziz Bouteflika, élu depuis 1999, qui remplit également la fonction de ministre de la défense, n’a pas dit un seul mot pendant ou après la sanglante prise d’otages de janvier sur le site gazier de Tigantourine à In Amenas, comparée par les autorités à un " 11-Septembre algérien ". Pas plus que le ministre délégué à la défense, Abdelmalek Guenaizia, 76 ans, en poste depuis huit ans. Ou bien le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’ANP, dont on dit qu’il s’est rendu sur le théâtre des opérations de Tigantourine lors de l’assaut mené par les forces spéciales algériennes. A ce jour, la seule voix officielle qui s’est exprimée au cours d’une unique conférence de presse a été celle, le 21 janvier, du premier ministre, Abdelmalek Sellal. Le commandant de la 4e région militaire d’Ouargla, dans le Sud (l’Algérie est divisée en six régions militaires), aurait refusé d’y participer. Un silence qui ne semble troubler personne.
Le même mutisme a été observé par les autorités après la révélation, le 7 février, d’une attaque contre une caserne à Khenchela, au sud-est d’Alger. L’opération s’est soldée par la mort de deux assaillants.
L’armée gère la situation. Malgré les graves défaillances en matière de sécurité, notamment aux frontières, qui ont permis au commando armé de s’attaquer à l’un des principaux sites énergétiques algériens, l’ANP est de nouveau apparue, abondamment relayée par les éloges d’une presse quasi unanime, comme un rempart contre le terrorisme. Sur la scène internationale, la tonalité n’a pas été différente. Les dirigeants de différents pays ont certes déploré la mort de 38 otages pris sous le feu croisé des djihadistes et de l’armée, mais ils ont surtout discrètement soufflé. " Le pire aurait été que des otages de plusieurs nationalités soient emmenés dans le nord du Mali. La situation serait devenue intenable ", résume un diplomate occidental.
L’ANP ne s’y est pas trompée. Sur son site Internet, le seul message diffusé, sous le titre " La riposte dissuasive ", rend hommage à ses " héros ", qui ont " exécuté une opération militaire des plus complexes, en un temps record ", démontrant " au monde entier qu’ils sont dignes (…) de leurs prédécesseurs de la Glorieuse Guerre de libération ". D’emblée, dans cette crise qui a braqué les projecteurs du monde entier sur l’Algérie, la ligne a été fixée : pas question de " négocier avec des terroristes ". Pas de quartiers non plus : seulement trois assaillants, sur trente-deux, ont été capturés. " Il ne fallait pas qu’ils ressortent vivants, c’était une question d’honneur pour l’armée algérienne et pour l’Algérie ", a affirmé au Monde le ministre de la communication, Mohamed Saïd.
Héritière de l’armée de libération (ALN) qui a conquis par les armes l’indépendance du pays, l’armée reste, cinquante ans après la naissance de la République algérienne, le pilier du pouvoir incarné par l’ex-parti unique, le Front de libération national (FLN), lui-même issu de la guerre. C’est elle qui " fait " le vote, comme en témoignent les dernières élections législatives de mai 2012, où les régions abritant de fortes garnisons militaires ont un taux de participation au scrutin trois fois plus élevé qu’ailleurs. Et comme en témoigne aussi sa décision, en 1991, d’interrompre le processus électoral qui allait porter au pouvoir le Front islamique du salut (ex-FIS, dissous). Vingt ans plus tard, alors que Le Monde demandait à un haut gradé s’il ne regrettait pas cette initiative, ce dernier s’était spontanément récrié : " Mais, Madame, l’armée allait basculer ! " – côté islamiste s’entend.
C’est l’armée qui, sans exercer directement le pouvoir, exception faite du coup d’Etat qui porta à la présidence entre 1965 et 1978 Houari Boumediene, militaire de carrière, pèse toujours dans le choix de ses dirigeants. Elle encore qui imprime la diplomatie du pays, et sa doctrine : pas d’ingérence étrangère, pas de soldats hors des frontières dans le cadre d’une mission internationale. Ce message a été répété lors de l’intervention française au Mali. Et le vol des avions français dans l’espace aérien algérien a déclenché une mini-crise au sommet de l’Etat (tout comme la présence d’un drone de surveillance américain au-dessus du site gazier de Tigantourine a soulevé des haut-le-coeur). Il serait cependant naïf de croire que cette décision, prise par le président Bouteflika, s’est faite sans l’aval des militaires.
Forte de 127 000 hommes, hors réservistes, répartis dans les forces terrestres, navales et aériennes – un chiffre approximatif car les effectifs restent secrets -, l’armée républicaine algérienne n’est pas un bloc monolithique. S’il règne une rigoureuse discipline à la base, il n’en va pas de même dans la hiérarchie, traversée, comme le pouvoir civil, par des luttes de clans. Il en a toujours été ainsi depuis les lendemains de la guerre d’indépendance lorsque l’" armée des frontières ", basée en Tunisie et au Maroc, s’était âprement affrontée aux combattants de l’intérieur pour le contrôle du pouvoir.
Le binôme qu’elle forme aujourd’hui avec le pouvoir civil est complexe, et les observateurs en sont réduits à scruter le moindre signal à l’intérieur des clans et des alliances. Des généraux à la retraite, formés, à l’époque, en URSS, restent des acteurs puissants, y compris dans le domaine économique, car certains se sont lancés dans les affaires, au grand dam d’une partie de leurs pairs. D’autres ont créé, comme cela se passe dans certains pays, des sociétés de sécurité privées. L’influence du puissant département du renseignement et de la sécurité (DRS), l’ex-sécurité militaire dirigée depuis 1990 par l’énigmatique " Toufik ", le général Mohamed Lamine Mediène, ajoute à ce climat si particulier à l’Algérie, où les interlocuteurs officiels sont rares, pour ne pas dire inexistants, et les émissaires officieux, dotés de prénoms ou de noms d’emprunt, nombreux.
L’opacité du pouvoir, en Algérie, est une marque de fabrique soigneusement entretenue. Le signe révélateur a été donné à l’hiver 2011, lorsque Alger a paru emboîter, pendant quelques jours seulement, le pas au soulèvement tunisien. Les manifestants ne conspuaient aucun nom dans la rue. Ils criaient : " Système, dégage ! "
Formée à l’école soviétique pour les gradés les plus anciens dans la hiérarchie, l’armée algérienne s’est cependant modernisée. Ses cadres sont aujourd’hui envoyés à l’académie militaire de West Point, aux Etats-Unis, ou à l’Ecole de guerre de Paris. Et son équipement s’est nettement développé. Avec un budget estimé en 2011 à 885 milliards de dinars (8,5 milliards d’euros environ), l’Algérie est devenue l’un des pays importateurs d’armes les plus importants du continent africain, au coude-à-coude avec l’Egypte.
L’armée algérienne a été profondément marquée par la guerre civile des années 1990-2000 contre les islamistes, qui a fait, selon les estimations, entre 100 000 et 200 000 morts et qui la prive encore aujourd’hui de défilés militaires en raison des risques d’attentat. Une période pendant laquelle l’Algérie a également été soumise à un embargo militaire. Durant cette terrible décennie, l’armée, associée à la gendarmerie nationale (180 000 hommes), a vu ses missions évoluer, se consacrant presque exclusivement à la lutte antiterroriste. Les militaires algériens y ont acquis l’étiquette d’" éradicateurs ". " A partir de 1994, témoigne un cadre sous le couvert de l’anonymat, j’ai vu tellement d’horreurs que je ne ramenais plus un prisonnier vivant. Je les tuais systématiquement. " Des " éradicateurs " contraints d’accepter malgré tout, sous l’impulsion du président Bouteflika, une " réconciliation nationale " sans tribunaux qui a permis à des anciens militants islamistes de se réinsérer dans la société. L’irruption d’un commando venu du nord du Mali et composé de djihadistes de plusieurs nationalités à In Amenas bouscule aujourd’hui ce délicat compromis. Et redonne de la force à ce puissant courant militaire.
Mais le fait nouveau qui inquiète le plus l’ANP, ce sont les révolutions arabes, avec leur dimension internationale et leur cortège d’ingérences étrangères – bien loin du huis clos algérien auquel elle était habituée jusqu’ici -, qu’elle scrute avec la plus grande attention. Après la Tunisie, l’Egypte, dominée par le pouvoir militaire, a succombé aux manifestations de rue. Dans ces deux pays, l’armée a refusé de tirer sur les manifestants. Longtemps, Alger a guetté un soubresaut de l’armée égyptienne, espérant, en vain, que le scrutin postrévolution ne lui échapperait pas. Puis il y a eu la Libye, dont le régime, pourtant puissamment armé par le colonel Kadhafi, est tombé. Et, malgré ses avertissements à la communauté internationale, l’arsenal des armes libyennes s’est bel et bien répandu dans toute la région, ce qui a précipité la crise malienne.
Déjà en froid depuis des années avec le Maroc, l’Algérie a dû ainsi fermer toutes ses autres frontières et renforcer la présence de l’armée dans le Sud. En première ligne, comme toujours. Car si le Syrien Bachar Al-Assad venait à tomber, au prix d’une terrible guerre meurtrière avec les insurgés, les militaires algériens le savent : ils défendront le dernier régime nationaliste arabe de la région.
Isabelle Mandraud