Ce n’est pas la première fois que le CNT l’annonce. Moustapha Abdeljalil en avait déjà parlé en août et en septembre, mais, à l’époque, en termes assez vagues. Avec la proclamation officielle de la libération de la Libye, cela commence à prendre plus de consistance. Selon le président du CNT, qui a cité plusieurs exemples, la loi qui, actuellement, interdit la polygamie et autorise le divorce, ne sera ainsi plus en vigueur. Des banques islamiques, un modèle de gestion qui interdit notamment l’usure, vont également être ouvertes. Par ailleurs, il a demandé de cesser de tirer en l’air pour célébrer un événement, soulignant que «remercier Dieu ne veut pas dire tirer. C’est interdit par la charia car cela peut blesser des civils».
Inquiétude des Occidentaux
Evidemment, les déclarations sur le divorce et la polygamie ont suscité l’inquiétude. La France et l’Union européenne ont appelé ce lundi au respect des droits de l’Homme, ce qui a provoqué un rétropédalage de la part de Moustapha Abdeljalil. «Je voudrais que la communauté internationale soit assurée du fait qu’en tant que Libyens nous sommes musulmans, mais musulmans modérés», explique-t-il désormais. «Lorsque j’ai cité comme exemple la loi régissant le mariage et le divorce, j’ai juste voulu donner un exemple car la loi actuelle n’autorise la polygamie que dans certaines conditions. Or la charia, à l’appui d’un verset du Coran, autorise la polygamie.»
Saïd Haddad, chercheur associé à l’Iremam, l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, spécialiste de la Libye explique qu’«il a dû se faire taper sur les doigts. Ses déclarations font mauvais effet. D’autant plus qu’après sept mois de guerre civile et quarante-deux ans de dictature, ce n’est pas ce qui paraît être le plus urgent».
Difficile tout de même de ne pas repenser aux discours de Kadhafi qui répétait à chaque sortie publique qu’il était le rempart contre les islamistes et Al-Qaeda. En France, Marine Le Pen a déjà sauté sur les déclarations de dimanche, jugeant qu’elle a eu «raison sur la Libye» et qu’elle avait «prévenu qu’elle allait se transformer en dictature islamiste».
La présidente de la Fédération internationale des droits de l’homme, Souhayr Belhassen, interrogée par l’AFP, estimme elle «qu’incontestablement» cela lui «inspire une inquiétude à l’égard de ce qu’il faut appeler clairement des menaces de régression. Les Libyens et les Libyennes doivent faire preuve de vigilance. Il n’y a pas eu des milliers de morts pour qu’aujourd’hui il y ait un retour en arrière à l’iranienne».
Charia, le mot fait peur. Dans l’imaginaire occidentale, il renvoie aux Talibans, à l’Afghanistan, l’Arabie Saoudite et Ben Laden, donc à l’obscurantisme, à l’opposé des lumières démocratiques.
La charia, label d’authenticité
En réalité, la plupart des pays arabes ont dans leurs constitutions les principes de la charia, qui est dans le Coran la voie à suivre par les musulmans. C’est son interprétation et la manière de l’appliquer qui varient grandement. Pour Baudouin Dupret, spécialiste du droit musulman et directeur du centre de recherches Jacques-Berque à Rabat, «le mot charia ne correspond à rien de particulièrement défini au départ. C’est plus une sorte de référence politique que juridique.» Ainsi les responsables qui y font référence «cherchent à investir dans ce mot une sorte d’authenticité». Pour le chercheur, prenant l’exemple de l’interdiction des tirs en l’air, «on pouvait tout à fait les interdire sans parler de la charia, c’est la portée symbolique de la référence qui est importante».
De l’Egypte qui la cite dans sa constitution mais qui en a une interprétation extrêmement souple jusqu’au au Soudan qui en a une lecture très littérale, notamment à travers l’application des peines coraniques, les interprétations de la charia varient et dépendent énormément des situations politiques nationales. Baudouin Dupret, dans le cas de la Libye, note que l’on se tourne sans doute vers une interprétation conservatrice, ce qui n’est pas très surprenant : «Bien sûr, il va falloir donner des gages à l’Occident, mais fondamentalement le pays est très conservateur et tribal. Les dernières décennies de dictature n’ont pas amené les habitants à débattre et à s’ouvrir sur le monde.»
Une Libye conservatrice
Concernant le droit de la famille et la polygamie, le chercheur juge que «c’est assez symbolique [de vouloir l’autoriser complètement]. Au Maroc, la polygamie n’est pas interdite mais elle est rendue très compliquée», et c’est justifié par des questions d’interprétation.
Pour Saïd Haddad, le contexte politique intérieur est essentiel. Le CNT est, par sa composition même – un mélange de transfuges du précédent régime, des représentants des tribus et de la société civile, notamment de Benghazi et de Misrata – très divisé et tous ne veulent pas aller dans le même sens. «Avec la constitution prochaine du gouvernement de transition, une sorte de compétition s’est mise en place pour se placer politiquement. Chez certains conservateurs, le durcissement sémantique peut permettre de faire oublier qu’ils ont servi pendant très longtemps le régime libyen», comme Moustapha Abdeljalil, ministre de la Justice de 2007 à février 2011. Et d’amadouer ainsi les islamistes qui ont participé à la révolution. Pour prendre l’exemple le plus fort, l’actuel gouverneur militaire de Tripoli, Abdelhakim Belhaj, est le fondateur du GIC, le groupe islamique libyen, lié à Al-Qaeda. Il disposerait d’une petite armée fidèle, potentiellement destabilisatrice.
Dans la compétition politique qui s’annonce, c’est maintenant au tour des libéraux de se faire entendre. Les déclarations de Moustapha Abdeljalil leur ont au moins permis de se positionner. Abdelrahman Al-Chater, l’un des fondateurs du Parti de la solidarité nationale, classé centre-droit, estime ainsi que «ces déclarations laissent une sensation de douleur et d’amertume chez les femmes libyennes qui ont sacrifié des caravanes de martyrs».
(Source Libération)