Christophe Boutin à Atlasinfo: « La réforme de la Constitution marocaine a permis une nouvelle approche des rapports institutionnels »
Politologue et Directeur du Centre d’études sur la théorie et la régulation de l’Etat, Christophe Boutin, professeur agrégé de droit publi à l’université de Caen, analyse pour Atlasinfo.fr la réforme de la Constitution marocaine qui a permis, selon lui, et une nouvelle approche des rapports institutionnels et une relance du processus démocratique. Pour M. Boutin, Le Roi Mohammed VI est la clef de voûte de l’équilibre constitutionnel. Il note également que le regard d’une autorité qui n’est pas soumise au calendrier électoral et à ses fluctuations peut être indispensable lorsqu’il s’agit d’orientations stratégiques et de grands projets politiques, économiques ou sociaux.
Christophe Boutin: A la grande différence de ce qui a pu se passer dans d’autres pays arabes, autour de ces mouvements finalement assez divers mais très souvent rassemblés de manière abusive par les commentateurs sous la dénomination globale de « printemps arabe », le Maroc s’est engagé dans un processus de réformes dès l’arrivée au pouvoir du Roi Mohammed VI. Bien sûr, le souverain marocain a utilisé la dynamique régionale pour en accélérer le rythme en 2011. Mais qu’il s’agisse du statut de la femme – la réforme de la Muddawana a été mise en œuvre en 2004 – de la réconciliation nationale, de l’initiative de développement humain, de la politique de régionalisation avancée, de la reconnaissance de l’identité culturelle amazighe, on ne peut que constater que tous ces dossiers étaient déjà traités ou en cours d’examen.
Continuité dans la réforme donc avec cette révision de la Constitution de 2011, qui a obtenu un réel soutien populaire puisque non seulement le référendum a validé le nouveau projet à une très large majorité, mais aussi que la consultation a largement attiré les Marocains aux urnes, avec plus de 75% de participation. La légitimité démocratique de cette réforme est donc évidente, comme l’est celle des élections qui ont suivi : large débat politique sur les enjeux, transparence de la consultation, participation électorale supérieure aux scrutins précédents, les Marocains ont eu conscience des enjeux et le pouvoir a joué le jeu de l’application des réformes.
C’est cette participation commune aux réformes, cette rencontre entre la volonté du souverain et les aspirations du peuple, qui fait donc l’originalité du processus réformateur marocain de 2011, bien éloigné des crises violentes qui ont secoué le pourtour de la Méditerranée et dont les conséquences sont loin d’être résorbées à l’heure actuelle.
Depuis le début de son règne, le souverain marocain a mis en œuvre des réformes institutionnelles. Selon vous, la nouvelle Constitution va-t-elle plus loin et pose-t-elle les bases d’un nouvel équilibre institutionnel ?
Bien sûr, « constitutionaliser », modifier la norme suprême, celle qui sert de pacte fondamental entre gouvernés et gouvernants, c’est effectuer une réforme essentielle, un acte que l’on ne peut comparer aux autres réformes. Ces dernières, de nature législative, sont toujours modifiables par une nouvelle loi. Mais inscrire des éléments dans le texte même de la Constitution, c’est lui apporter une garantie particulière, car si la Constitution n’est jamais intangible, sa révision, qui demande des formes particulières, est toujours perçue comme un acte d’une singulière importance. De plus, constitutionnaliser des droits et libertés, c’est les placer au-dessus de la volonté du législateur du moment. En ce sens, effectivement, la révision constitutionnelle va nécessairement plus loin dans les réformes entreprises auparavant.
Mais la réforme de 2011 va aussi plus loin car elle touche des sujets qui sont réservés au seul texte constitutionnel, dont les rapports entre les institutions. La Constitution marocaine permet après cette révision une nouvelle approche des rapports institutionnels : le choix obligatoire du Premier ministre dans le parti arrivé en tête aux élections législatives en est un exemple évident. Ce seul élément a contribué au renouvellement de la classe politique marocaine en permettant l’arrivée au pouvoir, à la tête d’une coalition, du dirigeant du PJD, un parti qui n’avait pas encore obtenu de succès majeur à une élection nationale.
Au-delà de l’équilibre institutionnel strictement entendu, le rapport entre les pouvoirs – avec par exemple le droit de dissolution de l’exécutif à l’encontre de la Chambre des représentants, contrebalancé par la motion de censure que peut voter cette même Chambre contre le Gouvernement -, cette révision, et les élections qui ont suivi, ont donc permis de relancer le processus démocratique… et peut-être d’accélérer le renouvellement des élites
Le Roi Mohammed VI est donc le garant du bon fonctionnement de cette "monarchie constitutionnelle, démocratique, parlementaire et sociale"?
Le Roi Mohammed VI est la clef de voûte de l’équilibre constitutionnel. Selon l’article 42, « le Roi, Chef de l’Etat, son Représentant suprême, Symbole de l’unité de la Nation, Garant de la pérennité et de la continuité de l’Etat et Arbitre suprême entre ses institutions », veille « au respect de la Constitution ». Tout est dit ou presque de son rôle fédérateur de la Nation, au-delà des différences culturelles qui font la richesse du Maroc, cet Etat multi-centenaire, ou de sa fonction d’arbitre, naturellement placé « au-dessus des partis », pour reprendre une formule chère au Général de Gaulle en France. S’y ajoute bien évidemment sa dimension de gardien de l’intégrité territoriale du Maroc, dont on sait tout ce qu’elle doit au père du souverain actuel, le Roi Hassan II, en ce qui concerne le Sahara marocain.
Cet arbitrage royal n’est pas coupé des réalités de l’action politique. Il se fait notamment dans les deux instances que préside le souverain marocain, le Conseil de sécurité et le Conseil des ministres. C’est là que sont débattues les orientations stratégiques, que sont envisagés ces grands projets politiques économiques ou sociaux qui demandent d’être pensés sur le long terme et pour lesquels le regard d’une autorité qui n’est pas soumise au calendrier électoral et à ses fluctuations peut être indispensable.
Inscrite dans la nouvelle Constitution, le Maroc a installé en mai dernier la « Haute instance du dialogue national sur la réforme de la Justice ». L’indépendance de la justice étant l’un des principaux baromètres d’un Etat de droit.
Un Etat de droit c’est d’abord un Etat juste. Il lui faut pour cela une justice accessible à tous les citoyens, rapide, insensible aux pressions, une justice dont la qualité de ses membres est une garantie à elle seule. Nombreux sont les Etats qui tentent d’y parvenir, mais cette tâche implique de n’être jamais satisfait et de rester toujours à l’écoute de demandes qui peuvent traduire de nouveaux dysfonctionnements. Cela suppose aussi des moyens importants, ne serait-ce qu’en hommes.
Mais il faut aussi savoir se méfier d’une justice qui, devenue un nouveau pouvoir, tendrait à imposer un « gouvernement des juges ». Pour éviter cet écueil, comme celui, contraire, d’une justice « aux ordres » qui ne serait qu’une parodie de justice, il faut un contrôle efficient sur un corps dont l’activité est une mission essentielle pour la cohésion nationale. Lorsque la justice ne remplit pas son rôle, les citoyens se sentent en effet libérés de leurs obligations, de leurs devoirs envers un Etat dont ils ont l’impression qu’il ne les protège plus, ou mal.
Là encore, les mots ne sont pas neutres. La Justice est par excellence une mission « régalienne », une mission qui est placée sous la protection particulière du Souverain – au nom de qui, rappelons-le, les jugements sont rendus. C’est ce que révèle aussi sa position privilégiée lorsqu’il veille « à la protection (…) des droits et libertés des citoyennes et des citoyens, et des collectivités » et « au respect des engagements internationaux du Royaume » – qui peuvent concerner les droits fondamentaux -, autant d’éléments qui en font un acteur majeur dans la défense des libertés individuelles. Il est donc logique de le voir, « garant de l’indépendance du pouvoir judiciaire », présider le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire, et l’implication du souverain marocain dans la réforme en cours prouve encore la nécessité de ce lien.
L’article 19 de la Constitution garantit l’égalité entre les hommes et les femmes. Des courants islamistes cherchent à pervertir ce principe en recourant à la pression de la rue ou de la société. Comment contrer de tels procédés ?
Nous nous trouvons ici en face d’une difficulté majeure, qui dépasse très largement le cas du Maroc ou des islamistes et est une constante de toutes les sociétés. L’individu est soumis en société à deux pressions différentes. La première est la pression légale, le respect qu’il doit à cette norme impersonnelle, générale et absolue, imposée par des textes connus de tous, et ce quelle que soit la manière dont ces textes aient pu être édictés, par voie démocratique ou non. Le respect de la loi est garanti par des sanctions, prises par une justice indépendante, envers ceux qui violent ce comportement prescrit. La loi est donc protectrice mais elle peut être changée. Or la constitutionnalisation des droits, comme dans le cas de l’article 19, interdit qu’un nouveau texte porte atteinte à un principe devenu supra-législatif et garanti par une Cour constitutionnelle.
On pourrait croire donc les choses réglés, mais la pression légale n’est pas la seule, et un certain nombre de comportements peuvent être imposés à un individu par la seule pression sociale, par ce regard des autres auquel on n’échappe pas et qui conduit à un conformisme. Alexis de Tocqueville a bien montré, au XIXe siècle, comment la démocratie américaine générait, comme tout autre régime, cette forme de pression sociale. L’individu n’est pas nécessairement violenté, mais certains de ses comportements l’exposent à se retrouver exclu de son cercle d’appartenance, ostracisé.
Lorsque cette pression débouche sur des formes d’intimidation violentes (insultes, coups), la victime peut demander au juge pénal de condamner ses agresseurs. Encore faut-il qu’elle ose saisir la justice, ce qui n’est pas évident, car elle se place souvent ainsi à l’écart de sa communauté. De plus, le juge ne peut incriminer les coupables que sur la base d’infractions clairement définies et dûment constatées. On voit les limites de telles actions.
C’est pourquoi en bout de course, la seule solution, lorsque l’on veut briser un comportement résultant d’une pesanteur sociale, est de l’interdire par la loi. C’est le choix que fit par exemple la Turquie lorsqu’elle tenta de devenir une république laïque. Mais ce choix est potentiellement très conflictuel et ses résultats sur la durée sont loin d’être évidents.
Le Maroc a fait traditionnellement le choix d’un Islam enraciné dans la tradition, mais sans pourtant que cette dernière ne devienne un carcan. C’est dans ce cadre modéré et évolutif qu’il faut analyser la place de la femme marocaine dans la société à venir. Là encore, il appartient aussi au Souverain, Amir al Mouminine, tant par ses déclarations que par ses actes, de montrer quelle peut être cette nécessaire voie marocaine, conforme à l’identité islamique particulière de ce pays.
Propos recueillis par Hasna Daoudi
*Christophe Boutin est spécialiste et auteur de plusieurs ouvrages sur les comportements électoraux, la question de la décentralisation et celle des partis politiques en France.