Au Maroc, les protecteurs musulmans du patrimoine juif

«Dans un café d’Arazane, un douar près de Taroudant, dans le sud du Maroc, j’ai abordé deux petits vieux pour savoir s’il y avait des juifs ici, avant. À ma question, le visage de l’un d’eux s’est illuminé: “Pourquoi, ça t’a pris toutes ces années pour venir?!” Il avait gardé consciencieusement les clés de la synagogue que lui avaient confiées les derniers juifs en partant. Il aurait pu l’utiliser, mais non: pour les villageois musulmans, la bénédiction (baraka) des juifs était restée», raconte, encore émerveillé, Raphaël El Maleh, Marocain, juif, passionné par l’histoire du judaïsme au Maroc et guide.

Comme ce vieil homme, l’État marocain se fait aujourd’hui le gardien du patrimoine juif abandonné. En 2010, le roi mandate Serge Berdugo, secrétaire général du Conseil des communautés israélites du Maroc, pour sauvegarder les lieux de culte, les cimetières et les sanctuaires du Maroc. Au total, 167 tombes et sanctuaires juifs répartis dans 40 provinces seront rénovés. Le 15 avril, visitant plusieurs projets de réhabilitation de la médina de Fès, Mohammed VI a encore lancé la construction d’un musée de la culture juive, pour 10 millions de dirhams, le second du Maroc, après celui de Casablanca.

La mission que s’est donnée l’État marocain correspond à une réalité historique: juifs et musulmans ont vécu si proches pendant plus de 1000 ans que le départ progressif de la quasi-totalité des juifs, après la création de l’État d’Israël, a fait logiquement des musulmans les gardiens du temple. «Je suis née dans le cimetière juif», commence Malika, musulmane, la cinquantaine, gardienne de la maison-synagogue de Haïm Pinto, saint juif d’Essaouira. «Mon père en était le gardien, et nous avions une petite maison à l’intérieur des murs du cimetière. Il y a travaillé pendant soixante ans et puis j’ai pris le relais, il y a dix-huit ans, quand il est décédé. Aujourd’hui, c’est mon fils qui vit dans la maison du cimetière avec sa femme, tandis que je suis gardienne de la synagogue de Haïm Pinto», explique-t-elle.

Assise discrètement à l’entrée de la synagogue, en foulard et djellaba, Malika surveille les allées et venues. En sortant, personne ne manque de lui glisser un billet pour la remercier. «Les visiteurs juifs sont de plus en plus nombreux chaque année à venir sur la tombe de Haïm Pinto. C’est très bien car ils viennent voir le Maroc et en même temps ils dépensent un peu d’argent», ajoute-t-elle. Les pèlerinages sur les centaines de tombes de saints juifs qui se succèdent tout au long de l’année ont effectivement créé une nouvelle économie touristique au Maroc.

Youssef Safine, Marrakchi d’à peine 25 ans, est devenu en 2017 le premier et le seul guide marocain et musulman à parler l’hébreu. «Quand j’étais petit, je vivais tout près du Mellah, le quartier juif, et je servais souvent de guide à un vieux rabbin aveugle. Petit à petit, je me suis familiarisé avec la langue, se souvient le jeune homme. Certains ne viennent que pour voir où ils sont nés, mais d’autres sont curieux de découvrir les sites juifs, mais aussi musulmans et chrétiens», raconte-il.

L’implication d’une nouvelle génération de Marocains dans la protection du patrimoine juif est d’autant plus urgente que la mémoire de cette coexistence disparaît progressivement. «Ma grand-mère est née dans le Mellah de Casablanca. Sa propre mère ne pouvait pas l’allaiter, alors c’est une amie, juive, qui lui a donné le sein. La religion musulmane reconnaît les parents “de lait”, comme des parents à part entière. C’est ainsi que Sarah, la fille de cette femme, est devenue la sœur de lait de ma grand-mère», raconte El Mehdi Boudra. Étudiant à l’université d’al-Akhawayn dans les années 2000, il est frappé de voir le fossé séparant la génération de sa grand-mère, empreinte de nostalgie heureuse, et la nouvelle marquée par une ignorance totale de l’histoire juive marocaine: il fonde en 2007 l’association Mimouna pour promouvoir l’histoire de la communauté juive au Maroc.

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