C’est que les agences de notation, aussi discréditées soient-elles, jouent un rôle indispensable au fonctionnement des marchés financiers. Le problème n’est pas de savoir si elles ont raison ou tort ou si leurs jugements sont basés sur une analyse objective de la situation. Il vient du comportement même des acteurs de la finance qui ont besoin d’une autorité extérieure pour orienter leurs décisions grégaires. Les agences de notation ne jouent pas le rôle de thermomètre, mais d’un virus qui fait monter la fièvre de la cupidité, laquelle pousse à la formation de bulles dans les moments d’euphorie boursière, et qui déchaîne une panique incontrôlée dans les moments de doute. Le problème, ce ne sont pas les agences de notation, mais les marchés financiers. Il est donc criminel d’avoir mis les dettes publiques entre leurs mains.
Car, il faut insister, ce sont les gouvernements qui ont fait ce choix, ce sont eux qui ont permis aux marchés de développer leur capacité de nuisance.
En France, une réforme de la Banque de France, votée en 1973 sous l’impulsion de Giscard d’Estaing, ministre des Finances de Pompidou, interdit au Trésor public d’emprunter directement à la Banque de France à des taux d’intérêt nuls ou très faibles. La Banque de France ne peut donc plus financer par de la création monétaire les déficits publics. Le gouvernement français est dès lors obligé de faire appel aux marchés financiers, c’est-à-dire à des banques privées et ce, aux taux d’intérêt du marché. Il s’agit d’un acte fondateur et destructeur car il inaugure la mainmise des marchés financiers sur les Etats. Cette disposition allait être intégralement reprise lors de la création de la Banque centrale européenne (BCE), puis dans tous les traités européens.
On a donc abouti à une situation hallucinante. Les Etats ne peuvent pas être financés par la BCE ; mais celle-ci peut par contre refinancer les banques privées à de très faibles taux. Ces dernières prêtent ensuite aux Etats à des taux nettement supérieurs, voire carrément usuraires. L’Union européenne se place volontairement sous l’emprise des marchés financiers.
Cette emprise allait être d’autant plus grande qu’une contre-révolution fiscale s’est déployée depuis plus d’un quart de siècle. Son fil directeur a été de baisser par de multiples moyens les impôts payés par les ménages les plus riches et par les entreprises, en particulier les plus grandes. L’impôt sur le revenu est devenu de moins en moins progressif avec la diminution du nombre de tranches et les baisses successives du taux marginal supérieur. L’impôt sur les sociétés, véritable peau de chagrin, pèse trois fois plus lourd sur les PME que sur le CAC 40. Résultat imparable, l’Etat s’est appauvri : ses recettes représentaient 15,1% du PIB en 2009 contre 22,5% en 1982. On trouve là une des raisons de l’accroissement régulier de la dette publique avant même la crise financière. Car, contrairement à une antienne dont on nous rebat les oreilles, ce n’est pas l’explosion des dépenses publiques qui a creusé les déficits. Avant la crise, elles avaient même tendance à baisser : 55% du PIB en 1993, 52% en 2007. La crise, dont il faut rappeler qu’elle trouve son origine dans les délires de la finance, a évidemment gonflé la dette. Baisse des recettes fiscales dues à la récession, plan de relance pour éviter la dépression et, enfin, sauvetage des banques se sont combinés pour arriver à ce résultat.
Alors que faire maintenant pour empêcher les prophéties autoréalisatrices des marchés de se concrétiser ? Tout d’abord, il faut acter que les plans d’austérité, au-delà même de leur caractère socialement inacceptable, sont inutiles. Et c’est tout le paradoxe de la situation. Les marchés veulent que les déficits publics soient réduits pour être sûrs que les Etats puissent payer la charge de la dette, mais ils s’inquiètent du fait que les mesures prises vitrifient l’activité économique. Face à ces injonctions contradictoires, il ne sert à rien de vouloir rassurer les marchés, puisque plus on les rassure, plus ils s’inquiètent. La seule solution est de sortir les Etats de leur emprise.
Il faut, pour cela, tout d’abord européaniser et monétiser les dettes publiques. La BCE et les banques centrales nationales doivent pouvoir, sous contrôle démocratique, financer les Etats et les politiques publiques européennes. Concernant le stock de la dette existant, un audit citoyen doit pouvoir déterminer la part de la dette qui est illégitime, et donc doit être annulée, et celle qu’il faudra rembourser, la BCE pouvant dans ce cas la racheter. Les banques doivent être mises sous contrôle social afin qu’elles se tournent vers les financements de l’activité productive et la transformation écologique de la société. Enfin, il faut une réforme fiscale d’ampleur qui redonne des marges de manœuvre à l’action publique. Ces orientations supposent de rompre avec tout ce qui a fait l’orthodoxie néolibérale de ces dernières décennies. Les mouvements sociaux qui commencent à secouer l’Europe devront l’imposer.
C’est un G20 particulièrement tourmenté qui s’ouvre aujourd’hui à Cannes. La crise de la zone euro sera au cœur des discussions, sur fond de nécessaire réforme du système financier international. Pourquoi l’économie a-t-elle atteint un tel degré de folie ? Les Etats se sont bel et bien placés volontairement sous l’emprise des marchés financiers, nous expliquent les coprésidents de l’organisation altermondialiste Attac et du think tank Copernic, en esquissant des pistes de sortie. Un front de résistance à l’austérité doit se mettre en place à partir de ces trois forces que sont les Indignés, la gauche radicale et les syndicats, avancent deux chercheurs. Et pourquoi ne pas regarder du côté de ces initiatives citoyennes qui émergent ici ou là, suggère le porte-flambeau de l’économie sociale et solidaire. Tous espèrent un choc salutaire. A.S. et L. T.
Par Thomas Coutrot Coprésident d’Attac et Pierre Khalfa Coprésident de la Fondation Copernic