Les gisements de phosphates au Maroc, source inépuisable de fossiles
Les gisements de phosphates essentiels à l’économie du Maroc sont aussi une source inépuisable d’ossements d’animaux fossilisés. Un filon scientifique qui recoupe la période où les dinosaures ont disparu. PALÉONTOLOGIE
Une mise en garde énoncée en toute décontraction, après s’être poliment inquiété que chaque visiteur, une quinzaine ce jour-là, ait bien reçu son gilet jaune fluorescent, son casque de chantier blanc et ses chaussures de sécurité noires. Il la rappellera sur le site. A maintes reprises. Y compris pour tenter de retenir les trois paléontologues du CNRS et du Muséum national d’histoire naturelle de Paris (MNHN) qui, à peine débarqués sur place, traversent l’exploitation d’un trait pour venir s’agenouiller pile poil sous une falaise de 15 à 20 mètres de haut.
" Voici une couche fossilifère ", indique l’un d’eux, Emmanuel Gheerbrant, tout en frappant au sol avec un marteau une zone plus blanche et plus dure que les couches environnantes, sableuses, composées à presque 90 % de phosphates. " Veuillez vous éloigner des fal… " " Un coprolithe ! ", coupe le chercheur en brandissant fièrement une sorte de boudin blanc. Constatant que sa trouvaille laisse de marbre les visiteurs, il ajoute : " Il s’agit d’un excrément de crocodile fossilisé. Il date de l’éocène basal… soit moins 55 millions d’années. "
Effet immédiat : l’auditoire s’agenouille comme un seul homme et se met à gratter le sol, sortant ici des dents de requins, là des vertèbres de poisson. En dix minutes et presque autant d’" éloignez-vous " suppliants, ce sont des poignées de fossiles qui sont sorties de terre.
" Regardez ! " D’un geste rapide, M’barek Amaghzaz, le responsable OCP de la géologie à Khouribga, charcute avec une dent de requin une partie de mon bloc-notes. " Tranchante comme au premier jour, sourit-il. C’est à cause du mode de conservation de ces fossiles. " Les phosphates, que l’on trouve en abondance sur les marges africaines, conservent en effet parfaitement les os ou les dents de vertébrés, qui sont constitués d’hydroxyapatite. A l’inverse, ils ne permettent pas la fossilisation des coquilles d’invertébrés, formées d’aragonite et qui constituent le gros des fossiles que l’on trouve en Europe, dans les dépôts calcaires. " Si on résume la situation : au nord, c’était la craie, au sud, c’était les phosphates, synthétise Nathalie Bardet, du MNHN, en puisant son inspiration dans une chanson de Pierre Bachelet. Mais dans les deux cas, cela fait des mines. "
Le temps de trouver une page indemne, Emmanuel Gheerbrant commence son explication : " Si aujourd’hui cette partie du Maroc est un plateau de 800 mètres d’altitude, il y a quelques dizaines de millions d’années, il s’agissait d’une mer aérée, ouverte sur l’Atlantique, profonde d’à peine 100 à 200 mètres et alimentée en nutriments par une remontée d’eaux profondes. " La vie marine y prospérait, à l’instar de bactéries dites phosphatogènes, photographiées pour la première fois en 2013 dans un coprolithe issu des mines de Khouribga et qui, dans certaines conditions de température et de pression, sont capables de transformer la matière organique en phosphates.
Des phosphates qui se déposent en continu au fond, recouvrant les carcasses, les dents ou les déjections animales. " Et c’est d’autant plus intéressant que ces dépôts se sont formés entre le maastrichtien et l’yprésien !… ", s’enthousiasme Emmanuel Gheerbrant. Danse de sourcils dans l’assemblée. "… C’est-à-dire entre moins 70 et moins 48 millions d’années. Soit avant et après la grande crise du crétacé-tertiaire (KT) qui, il y a 66 millions d’années, a vu l’extinction des dinosaures ! "
Nous y voilà : ce site est unique au monde parce qu’il renferme quantité de fossiles de vertébrés, parfaitement bien conservés et rangés dans un ordre chronologique, le tout sur une période critique de l’histoire de l’évolution. " Il s’agit aussi du plus long enregistrement continu connu pour cette période puisqu’il couvre 24 millions d’années, ajoute Nour-Eddine Jalil, un professeur de paléontologie au MNHN qui a grandi dans la région de Khouribga. Et dire que j’ai passé toute mon enfance ici, à jouer les vampires avec des dents de requins, sans savoir ce qu’elles représentaient… "
Nour-Eddine Jalil poursuit en racontant que les premières recherches paléontologiques menées à Khouribga ont débuté en 1934 avec l’arrivée de Camille Arambourg, du MNHN. Le tout jeune OCP — à l’époque français — lui avait demandé de dater les différentes couches de phosphates. Une entreprise malaisée puisque ces gisements sont dépourvus de fossiles d’invertébrés et des microfossiles qui, d’ordinaire, permettent la datation des roches.
C’est donc en utilisant les dents de requin, objets abondants aussi bien dans les phosphates que sur le logo de l’OCP, qu’il a mené sa tâche à bien, publiant en 1952 une monographie dans laquelle il décrivait 150 espèces de poissons ou de reptiles marins. L’histoire aurait pu en rester là si, en 1996, un collectionneur, François Escuillié, n’avait pas trouvé dans une foire aux fossiles d’Alsace un fragment de mammifère fossilisé qui, d’après le vendeur, provenait des mines de Khouribga.
" Il s’agissait de la mâchoire supérieure d’un mammifère terrestre, primitif et inconnu, explique M. Gheerbrant, à qui l’amateur avait porté sa trouvaille. C’était inattendu mais très intéressant. " Car avec la fin des dinosaures, il y a 66 millions d’années, les mammifères se mettent à proliférer partout dans le monde. Y compris en Afrique qui, à l’époque, est isolée de l’Europe et de l’Asie par la mer Téthys. " Les connexions avec les autres continents ne se faisaient que ponctuellement, lorsque le niveau des mers baissait suffisamment. " De fait, les mammifères africains ont évolué indépendamment des autres, donnant des groupes aussi particuliers que les éléphants, les damans ou les lamantins. " Or nous savions très peu de chose de l’histoire de ces mammifères. " D’où l’enthousiasme suscité par l’improbable découverte alsacienne.
Dans les semaines qui suivirent, Emmanuel Gheerbrant s’est rendu à Khouribga pour vérifier l’origine du fossile. Puis, il a demandé à l’OCP une autorisation de fouilles. Les tractations débouchèrent sur deux conventions de recherches signées en 1997 et en 2005. Le début d’une pluie de découverte. Car depuis les travaux d’Arambourg, où l’exploitation des phosphates se faisait par des galeries souterraines, les choses ont bien changé : désormais, l’OCP gère d’immenses carrières à ciel ouvert, épluchées en continu par des machines. Une manne pour les paléontologues, qui peuvent ainsi se faire une idée des faunes de l’époque.
Ainsi, au temps des dinosaures, cette mer était le royaume des mosasaures, d’énormes lézards marins pouvant atteindre les 15 mètres, qui partageaient le statut de mégaprédateurs avec des requins gigantesques et un groupe de reptiles connus pour leur très long cou et leur relative petite tête, les plésiosaures. " Les mosasaures de l’époque étaient, comme les tortues, très diversifiés et adaptés à des niches alimentaires spécifiques, explique Nour-Eddine Jalil. C’est souvent le signe d’une forte compétition alimentaire. " Avec la crise KT, les mosasaures et les plésiosaures s’éteignent d’un coup, " ce qui à l’aune des temps géologiques prend quand même un certain temps ", nuance Nathalie Bardet. Une majeure partie des espèces de requins disparaissent, tandis que la diversité des crocodiles et des tortues explose.
C’est dans ces niveaux-là, formés après la crise KT, que l’on trouve des fragments de mammifères terrestres. " Ces fossiles sont très rares car ils proviennent de cadavres flottés, issus du milieu terrestre, acheminés par des cours d’eau et qui finissent par se disloquer et se déposer en mer ", explique Emmanuel Gheerbrant. Avec la mâchoire de 1996 et d’autres fragments découverts sur place, les chercheurs ont décrit le phosphatherium, un ancêtre des éléphants pesant 10 à 15 kg et datant de 55 millions d’années. Mais aussi un représentant plus ancien de ce groupe, l’eritherium, 4 à 5 kg et datant de 60 millions d’années, et un autre plus récent, le daouitherium, 200 kg et vieux de 53 millions d’années.
" Cette séquence évolutive au début de l’ère des mammifères est sans équivalent dans le monde, s’enthousiasme le paléontologue. Et il y a fort à parier que d’autres découvertes viendront puisque l’exploitation progresse en direction de l’ancien rivage continental, ce qui augmente la probabilité de trouver des fossiles terrestres. " Ceci est d’autant plus important que l’Afrique ne compte que peu de gisements fossilifères à mammifères correspondant à cette période, à peine six découverts à ce jour.
" Mais éloignez-vous de cette falaise ! " Cette fois, la coupe semble pleine pour le responsable de la sécurité. Derrière lui, d’énormes camions jaunes, transportant jusqu’à 190 tonnes de minerai, font des va-et-vient en soulevant une poussière qui assèche la bouche et voile de minuscules silhouettes sombres, sans casques ni gilets, accroupies ici et là au pied des machines ou des falaises. Ce sont des ramasseurs de fossiles, dont la présence, illégale dans les carrières, est tolérée par l’OCP.
" On a bien essayé de leur interdire l’accès, mais le site d’exploitation est trop grand : c’est peine perdue ", explique M’barek Amaghzaz. " A Khouribga, assure un ancien membre de l’OCP, environ 300 personnes — anciennement des paysans — vivent du ramassage de fossiles. Elles les vendent à des grossistes ", qui les revendent deux à trois fois plus chers à des collectionneurs étrangers. Ou à l’OCP, qui constitue sa propre collection paléontologique.
Si pour certains ces ramasseurs participent au pillage du patrimoine marocain, pour Emmanuel Gheerbrant ils constituent une force : " C’est grâce à ce marché parallèle que le phosphatherium a été découvert, explique-t-il. Sans eux, une grande partie des fossiles seraient tout simplement broyés par les machines de l’OCP. "
Khouribga (Maroc), envoyée spéciale
Viviane Thivent