Assis dans son bureau, au premier étage du bâtiment situé à l’entrée du complexe militaire de Mitiga, à quelques kilomètres de Tripoli, il reprend d’une voix calme, détachée : "J’ai été arrêté par les autorités malaisiennes à l’aéroport de Kuala Lumpur, en mars 2004, d’où j’ai été transféré dans une prison de Bangkok, pour y être interrogé par la CIA pendant plusieurs jours – je ne peux pas vous dire combien ; j’ai perdu plusieurs fois connaissance. J’ai été torturé : suspendu au plafond, attaché et plongé dans l’eau glacée." Son regard, presque doux, contraste avec le récit. Au point qu’on ne sait plus si l’on doit se fier à sa voix basse et posée, à ses yeux parfois rieurs, ou à sa gestuelle guerrière, à son visage fier et dur, à son air de défi.
Commandant Hakim et M. Belhadj
Il est comme ça, Hakim Belhadj. Capable de décocher de merveilleux sourires, tout en tripotant le Beretta toujours accroché à sa ceinture. Ou de plaisanter chaleureusement, alors que sous ses pieds, au sous-sol du bâtiment, s’entassent des dizaines de prisonniers arrêtés, ou plutôt raflés, pour délit de sale gueule ; une gueule de mercenaire, une gueule d’Africain.
D’un côté, il y a Belhadj, le chef militaire, inaccessible aux cris des femmes postées devant sa porte nuit et jour – l’une pour réclamer des nouvelles de son mari détenu depuis plusieurs jours sans autre forme de procès, l’autre venue se plaindre du vol de sa voiture par un combattant qui s’est cru permis de "réquisitionner" ce qui lui plaisait. De l’autre, il y a Hakim, comme l’appellent ses hommes. Commandant vénéré, adoré même et surprotégé par une brigade de fans en treillis armés de kalachnikovs, empêchant quiconque de l’approcher physiquement, mais se ruant sur lui pour le serrer un peu dans leurs bras et le prendre en photo avec leurs téléphones portables, dès qu’il sort d’une réunion. Ce serait pourtant bien le rôle de Belhadj que de recevoir les doléances des Tripolitains en matière de sécurité, mais Hakim est trop occupé à faire de la politique. Comprendre : à rassurer le monde, à la demande du CNT, sur son passé militant plutôt trouble. Et à remercier l’Otan et la France, ou l’Otan et les États-Unis, ou l’Otan et le Qatar, l’Italie, etc., en fonction de la nationalité des journalistes qu’il reçoit à la chaîne, dans des interviews réglées comme du papier à musique par son officier en second, Anis el-Shariff, afin de tordre le cou à cette rumeur qui le voudrait membre d’al-Qaida. Car si l’homme, haï par l’ancien régime libyen, surveillé pendant des années par les Américains, a été arrêté par la CIA, c’était bien en raison d’une supposée appartenance à cette organisation.
Mais il fallait aux généraux de l’Otan pour mener l’assaut final quelqu’un qui parle le même langage qu’eux. Quelqu’un qui n’ignore pas le sens des mots "discipline" et "sacrifice". Quelqu’un de suffisamment dur pour mener une bataille, et de suffisamment charismatique pour que ses hommes l’y suivent. Quelqu’un, surtout, ayant l’expérience des armes et de la guerre. Et pas question de compter sur les officiers supérieurs de l’armée régulière libyenne ayant rejoint l’insurrection ; leurs garnisons avaient depuis longtemps été dépeuplées par le régime et le peu de matériel qui leur restait datait souvent de la guerre contre le Tchad. L’expérience militaire de Belhadj, elle, était nettement plus récente et bien plus concluante.
Du djihad…
En 1988, à 22 ans, son diplôme d’ingénieur en poche, Belhadj a quitté la Libye. "Il n’y avait aucune liberté d’expression ni liberté de penser", explique-t-il, "c’est d’ailleurs pour ça que j’ai fondé, avec d’autres jeunes libyens, le Groupe islamique des combattants libyens (GICL). Nous n’avions pas d’autres choix que la lutte armée pour résister." Il est donc parti en Arabie saoudite, d’où il a rejoint l’Afghanistan, et plus exactement les rangs des moudjahidines, à l’époque de la guerre contre l’URSS. "J’y suis allé pour aider mes frères musulmans", précise-t-il, "mais j’en suis reparti quand ils ont libéré Kaboul (en 1992), lorsque les désaccords ont émergé entre les différents groupes de combattants."
Après l’Afghanistan, ses pérégrinations le mènent en Turquie, au Soudan, etc. "J’ai visité beaucoup de pays, mais je n’y ai jamais vraiment vécu", avoue-t-il. De fait, entre la fin des années 90, quand il quitte définitivement l’Afghanistan, et 2004, sa vie ressemble à s’y méprendre à celle d’un djihadiste en fuite collectionnant passeports, petites coupures et billets d’avion, jusqu’à son arrestation en Malaisie. Le but avoué de ce périple : se former à la lutte armée, puisque la politique n’était pas une option laissée ouverte par Kadhafi.
Le GICL n’a rien à voir avec al-Qaida, assure-t-il : "Notre champ d’action à nous a toujours été exclusivement libyen : nous n’avons jamais eu pour vocation de lancer de djihads dans un autre pays". Et il le répète à l’envi : "Nous n’avons jamais fait partie d’al-Qaida, ni idéologiquement, ni techniquement." Alors quels sont ses liens exacts avec cette nébuleuse ? "Il est arrivé que nous combattions du même côté, pour la même cause, c’est tout", répond-il. C’est tout, vraiment ? A-t-il croisé Oussama Ben Laden en Afghanistan ? Il ne répond pas, se contentant d’un sourire ironique – alors qu’il dément formellement avoir été proche d’Ali al-Zarqaoui, cerveau de l’organisation en Irak.
… à l’Otan
Mais depuis quelques semaines, ce djihadiste est le nouveau meilleur allié des généraux de l’Otan. C’est eux qui l’ont désigné comme commandant en faisant de lui leur principal interlocuteur lorsqu’il s’est agi de mettre sur pied l’opération Aube de la sirène (nom de code de la prise de Tripoli). Eux encore qui l’ont officiellement adoubé lors d’une réunion organisée au Qatar, le 29 août, pour faire le point sur la suite de l’intervention. À Doha, Belhadj a même rencontré le chef d’état-major de Nicolas Sarkozy, le général Benoît Puga, qui est tombé complètement sous le charme et assure que l’homme n’a rien à voir avec les accusations portées contre lui.
Abdel Hakim Belhadj, lui, se contente de remercier l’Otan sans nommer un seul des officiers avec qui il a travaillé. Car il y a des choses que l’on pardonne, mais que l’on n’oublie pas : ce sont les Britanniques et les Américains qui l’ont livré à Muammar Kadhafi en 2004, et peut-être même quelques Français auraient-ils aidé à "l’interroger". C’est à eux qu’il doit d’avoir passé quatre ans et demi en détention dans les locaux des services secrets libyens, puis un an et demi dans les geôles de la sinistre prison d’Abou Salim. "Ma femme, qui était enceinte de six mois en mars 2004, a été arrêtée, elle aussi", se souvient-il un peu amer. Enfin, l’une de ses femmes, puisqu’il ajoute en souriant malicieusement qu’il en a deux, et quatre enfants.
Charismatique mais contesté
Sa légitimité, Belhadj ne la tient pas seulement de l’Otan. Si ces soldats ne jurent que par ce chef charismatique, c’est parce qu’il a partagé avec eux ces semaines à la dure dans les montagnes du djebel, avant de les mener à la victoire finale. "On dit qu’il est entouré d’islamistes, mais c’est faux : les jeunes qui sont avec lui sont de gentils garçons, traditionnels, bien éduqués. Il ne faut pas en avoir peur ; quand la guerre sera terminée, Belhadj rentrera chez lui, comme nous tous", témoigne Mohamed Areya, restaurateur de Tripoli qui a pu voir le commandant à l’oeuvre avec les "shebabs".
C’est exactement ce qu’espère le Conseil national de transition (CNT), qui ne sait pas trop sur quel pied danser avec ce héros un rien encombrant. "Je suis sous les ordres du CNT et du ministère de la Défense", n’a de cesse de répéter l’intéressé. Mais puisqu’il est de facto le nouveau gouverneur militaire de Tripoli, c’est lui qui a pris l’initiative d’ordonner aux combattants de province de plier bagage, de quitter la capitale et de rentrer chez eux avec leurs kalachnikovs. Ce qui n’a pas du tout été du goût de la brigade de la ville de Zentan, déjà bien remontée de voir le commandant récolter tous les lauriers d’une bataille dans laquelle il n’a pas vraiment été en première ligne, puisqu’il serait entré dans la capitale par la route la plus dégagée. "Belhadj peut ordonner ce qu’il veut", lâche âprement un jeune soldat des forces spéciales de Zentan, "je ne prends pas mes ordres de lui. Ce n’est pas lui qui dirige Tripoli, c’est le CNT." Le CNT, lui, essaie de présenter Belhadj sous son meilleur jour. "Pour le moment, il a exactement les mêmes objectifs que nous : il s’est battu vaillamment pour libérer la ville et installer la démocratie", assure le vice-ministre de la Défense, Mohamed Taynaz. Mais un membre de la sécurité confie pour sa part, en off, s’en méfier "comme de la peste" : "Il n’a aucune parole et je suis sûr qu’il n’est pas pour rien dans la disparition d’Abdel Fatah Younès." Younès, ancien ministre de l’Intérieur de Kadhafi, responsable du massacre de 1200 prisonniers – dont beaucoup d’islamistes – à Abou Slim en 1996, tardivement rallié à l’insurrection, en était le chef militaire jusqu’à son assassinat à Benghazi, le 28 juillet.
Place de l’islam
Pour les uns, donc, Belhadj est une bénédiction, un chef charismatique, la première icône qui émerge de la révolution libyenne. Pour les autres, il est un mal à éradiquer. Le plus frappant, c’est que les avis sur lui ne divergent pas en fonction des opinions politiques de la personne interrogée, ou de ses origines ethniques ou géographiques ; Abdel Hakim Belhadj séduit ou braque d’un seul regard.
Il y a encore trois mois, en Libye, personne ou presque ne le connaissait, et très peu se souvenaient du groupusculaire GICL. De retour sur le devant de la scène à la faveur de l’insurrection, il s’emploie aujourd’hui à rassurer Occidentaux et membres du CNT : non, il n’a aucune visée politique. Mais lorsqu’on lui demande, comme ça l’air de rien, en prenant congé, s’il aimerait bien voir la charia appliquée dans son pays, il récite sans trop y prêter attention : "Ce que nous voulons, c’est une Constitution qui fasse respecter le droit, l’égalité et la justice. Quant à la forme de cet État islamique, euh… civil, que nous voulons, ce choix relèvera du peuple." Il ne cille même pas devant l’air effondré de son second, qui n’a pas manqué le lapsus venu flinguer des heures et des heures de communication, puis salue ses hôtes, sans serrer la main aux femmes, mais en plaçant la sienne sur son coeur.