Les philosophes moraux sont-ils moraux ?

Fin mai, un philosophe, ancien ministre, lance à la télé une rumeur sordide à propos d’un homme politique qui se serait fait «poisser» dans un scandale sexuel à l’étranger. Quelques jours plus tard, il se fait lui-même poisser dans une confuse affaire de salaire perçu pour un travail qu’il n’aurait pas effectué (heureusement, depuis, tout est arrangé). A la mi-juin, après le rejet du projet de loi visant à autoriser le mariage gay, un autre philosophe, devenu député, se répand dans les couloirs de l’Assemblée (à la consternation de la plupart de ses confrères, même les plus conservateurs) en diatribes moyenâgeuses contre l’homosexualité. Entre-temps, l’affaire Strauss-Kahn s’emballe. On n’arrive plus à faire le compte des philosophes qui expliquent pourquoi il a fait ce qu’il a fait, alors que personne ne sait ce qu’il a fait.

Ces dérapages ont étonné les profanes, déçu certains admirateurs et réjoui les populistes, pas mécontents de voir les faiblesses de l’«élite» intellectuelle ainsi étalées. Mais c’est parce qu’ils ont à son égard des exigences plutôt déplacées. Ceux qui s’intéressent à la question savent bien qu’il n’y a aucune relation nécessaire entre le fait de pratiquer la philosophie et celui de porter des jugements moraux raffinés ou de se conduire comme un saint. Les spécialistes des questions d’éthique ne font pas exception. C’est du moins ce que tend à prouver une série d’études psychologiques qui n’a pas reçu en France l’attention qu’elle méritait, mais que le livre passionnant de Florian Cova, Qu’en pensez-vous ? Introduction à la philosophie expérimentale, tout juste paru chez Germina, devrait permettre de découvrir.

L’auteur principal de ces études, le philosophe Eric Schwitzgebel, s’est demandé si ses collègues spécialisés en éthique respectaient, plus que les autres, certaines règles morales largement acceptées. Par exemple : Rendent-ils à temps les livres qu’ils ont empruntés à la bibliothèque ? Ont-ils tendance à les conserver indéfiniment ? A priori, ceux qui passent leur temps à lire des ouvrages d’éthique devraient être moins enclins que les autres à s’emparer d’un bien commun, plus disposés à rendre leurs livres à temps pour ne léser personne (à moins qu’ils aient confondu le rayon éthique avec celui des romans policiers). Mais l’enquête dément l’hypothèse. Ce sont les ouvrages d’éthique qui manquent le plus dans les rayons. Ils sont presque deux fois plus nombreux à être volés ou non restitués (1). Et tout laisse penser que les coupables sont… les philosophes spécialisés en éthique !

On pourrait faire remarquer que s’ils volent ou conservent indéfiniment ce genre d’ouvrages ce n’est pas parce que ce sont des individus particulièrement immoraux mais parce qu’ils estiment que ces ouvrages n’intéressent pas grand monde à part eux (ce qui n’est pas faux). Toutefois, par parité de raisonnement, il faudrait supposer que si les lecteurs d’ouvrages de logique ou de métaphysique les rendent plus souvent à temps c’est parce qu’ils estiment que ces ouvrages intéressent tout le monde, ce qui serait absurde. On pourrait se dire aussi que les ouvrages d’éthique sont plus importants et que c’est pour cette raison que leurs lecteurs les conservent. Mais il serait paradoxal que ce soit précisément l’importance qu’on accorde à l’éthique qui conduise à léser les autres en ne rendant pas les ouvrages qui en parlent.

Schwitzgebel s’est aussi posé des questions sur l’opinion que les philosophes moraux avaient d’eux-mêmes, par rapport à celle que leurs collègues avaient d’eux. Les philosophes moraux pensent-ils qu’ils se conduisent mieux que leurs collègues du département de philosophie ? Ces derniers pensent-ils que les philosophes spécialisés en éthique se conduisent mieux que les épistémologues, les métaphysiciens ou les non-philosophes ? Quand on sait que les universitaires ont plutôt intérêt à faire étalage de leur modestie naturelle, l’un des résultats étonnants de ces études est que la moitié des philosophes moraux interrogés prétendent qu’ils se conduisent mieux que les autres. Il est moins étonnant, en revanche, que leurs collègues ne partagent pas cette opinion. D’après un tiers d’entre eux, les philosophes moraux se conduisent mieux. Mais pour un autre tiers, ils ne se conduisent ni mieux ni moins bien. Et le dernier tiers estime qu’ils se conduisent beaucoup plus mal !

En réalité, ils ne sont ni meilleurs ni pires. Ainsi, ne pas répondre aux mails de ses étudiants est vu comme une faute morale par les professeurs d’université. Mais, selon Schwitzgebel, les professeurs d’éthique ne répondent qu’à 60% environ des mails de leurs étudiants, ni plus ni moins que les professeurs d’esthétique ou de métaphysique. L’hypothèse que souhaitent défendre les chercheurs engagés dans ces études n’a rien de croustillant. Pour eux, les jugements moraux et les comportements moraux ne sont pas le produit d’une réflexion rationnelle, mais d’intuitions, d’émotions, d’habitudes. C’est pourquoi ils pensent que les écarts entre les déclarations de principe et les conduites effectives ne devraient pas nous étonner.

Cette hypothèse est contestable. Pour ceux qui la défendent, il ne faudrait pas s’étonner de retrouver tous les soirs autour d’un gros steak chez Hippopotamus les utilitaristes qui produisent des livres à la chaîne pour dénoncer l’élevage industriel du bœuf et les défenseurs des droits des animaux qui refusent l’alimentation carnée. C’est peut-être exagéré. Mais l’idée que pratiquer la philosophie morale n’est pas un certificat de bonne conduite ou une garantie d’être un bon juge des questions morales paraît suffisamment plausible pour qu’on ne pas tombe des nues lorsqu’on constate toutes sortes de dérapages des philosophes spécialisés en éthique.

Je le dis d’autant plus volontiers que je fais moi-même partie de la corporation et que je ne peux certainement pas dire que mes jugements sont moins exposés à l’erreur, ou que mes comportements soient plus cohérents que ceux de mes chers collègues et amis.

(1) Eric Schwitzgebel, «Do Ethicists Steal More Books ?», Philosophical Psychology, 22, 2009, p. 711-725.

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