Alors que le bras de fer se tend entre le pouvoir et la rue, qui réclame depuis le 17 octobre la chute d’un régime jugé corrumpu, l’armée est désormais sur le devant de la scène.
Déployés mercredi aux entrées de Beyrouth pour lever les barrages routiers qui bloquent le pays, les soldats ont fini par fraterniser avec la foule qui entonnait face à eux l’hymne national libanais en leur offrant parfois des fleurs qui ont arraché des larmes à certains.
Pour limiter les risques de dérapage, des femmes se sont placées en première ligne.
"L’establishment politique a tenté à plusieurs reprises, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du gouvernement, de pousser l’armée à +nettoyer la rue+ dès le début des manifestations, mais celle-ci a résisté", affirme à l’AFP Aram Nerguizian, spécialiste de l’armée libanaise au "Center for Strategic and International Studies" basé aux Etat-Unis.
Selon le général à la retraite Fadi Daoud, l’armée doit plus que jamais "concilier deux impératifs opposés": protéger les manifestants et la liberté d’expression consacrée par la Constitution, tout en exécutant les ordres du pouvoir politique dont elle dépend et en faisant respecter l’ordre public.
Son rôle s’est encore compliqué avec l’apparition dans les manifestations de militants du Hezbollah pro-iranien prêts à en découdre avec ceux conspuant -à l’instar des autres dirigeants- leur leader vénéré Hassan Nasrallah.
Large soutien populaire
Sortie exsangue d’une guerre civile sanglante de 15 ans (1975-1990) ayant laissé le champ libre à l’armée syrienne et aux milices de toutes confessions – dont certains chefs sont encore aujourd’hui au pouvoir–, l’armée libanaise bénéficie aujourd’hui d’un large soutien populaire, toutes communautés confondues.
C’est "l’une des rares institutions de l’Etat à la fois largement représentative (…) de la population et ayant fait preuve au fil du temps d’une crédibilité" faisant défaut ailleurs, ajoute M. Nerguizian.
Forte aujourd’hui d’environ 80.000 hommes, elle constitue un symbole d’unité nationale qui a su résister tant bien que mal aux divisions intercommunautaires durant les années de guerre.
Si l’armée sort la tête haute de la crise actuelle, elle aura réussi à accroître davantage sa légitimité populaire, dont elle a structurellement besoin "pour puiser sa force et assurer sa pérennité", estime Fadi Daoud.
D’autant qu’elle reste concurrencée par le Hezbollah, seule milice à avoir conservé ses armes au sortir de la guerre au nom de sa lutte contre Israël, et tributaire d’un soutien financier étranger.
A eux seuls, les Etats-Unis lui ont versé plus de deux milliards de dollars depuis 2006.
"Un des nôtres"
Pour les observateurs, les chances d’un appui implicite de la troupe au mouvement de contestation sont d’autant plus grandes que la mobilisation actuelle n’exclut aucune région libanaise.
En 2005, lors du soulèvement populaire contre la tutelle syrienne, l’armée était tiraillée entre deux camps opposés, les pro et les anti-syriens.
Aujourd’hui, les positions politiques divergent "mais la rue est une", affirme le général Daoud, qui a servi l’institution militaire de 1983 à 2019.
Les images d’un soldat en larmes face à des manifestants et celles de l’accolade entre un militaire et son père ayant rallié la foule ont ému le pays.
"Il pleure car c’est un des nôtres, il ressent notre douleur et nous ressentons la sienne", expliquait Ali, un manifestant de 34 ans rencontré place des Martyrs à Beyrouth, devenue l’un des centres névralgiques de la contestation.
Un tag portant la mention "l’armée est une ligne rouge" peint par des protestataires est récemment apparu sur certains murs au coeur de Beyrouth.
"L’armée est notre protectrice", ajoute Ahmad, 28 ans.
Face à l’impasse actuelle, certains appellent d’ailleurs implicitement à une prise de pouvoir par les militaires. Sur les réseaux sociaux, des photos du commandant en chef de l’armée, Joseph Aoun, commencent à circuler assorties du slogan "Sauvez-nous !".