M. Boussouf : il faut nommer de nouveaux responsables au conseil pour répondre aux attentes urgentes des Marocains du monde
M. Abdellah Boussouf, Secrétaire général du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME), a accordé un entretien à l’hebdomadaire arabophone Al Ayyam dans lequel il a abordé les problématiques liées à l’exercice du conseil et les dysfonctionnements au sein de cette institution, créée depuis près de 10 ans. Il expose, à partir de son expérience de responsable au CCME et à travers son vécu d’immigré pendant plus de 20 ans, les défis et enjeux qui s’imposent à la communauté marocaine à l’étranger.
Atlasinfo publie une traduction intégrale de cet entretien:
Le Conseil est une institution consultative créée en décembre 2007, dont la mission est d’évaluer les politiques publiques et de présenter des avis sur l’évolution de ces dernières afin de les adapter aux attentes et aux besoins des Marocains du monde. Le CCME est aussi un espace de réflexion et de prospective sur l’avenir de la communauté marocaine à l’étranger, qui prend également la défense des catégories les plus défavorisées de cette population et en fait part au gouvernement.
Ainsi, le CCME n’a pas de prérogatives exécutives, c’est une institution consultative et de prospective mise à la disposition du pouvoir exécutif pour lui fournir des avis sur les nouvelles problématiques liées à la migration. Le gouvernement est de ce fait libre de prendre ces avis en considération ou de ne pas en tenir compte.
La dernière en date des correspondances a été faite au Chef du gouvernement, M. Saâdeddine El Othmani, dès la prise de ses fonctions, concernant plusieurs points liés aux attentes des Marocains du monde. Pour nous, cette correspondance a été reçue plutôt positivement, puisque quelques points ont été repris dans la déclaration gouvernementale, même si nous aspirions à une prise de conscience plus importante.
Même si votre mission consiste à présenter des avis consultatifs, nous avons fait le constat que leur nombre était très limité …
Nous transmettons les avis à qui de droit et ne sommes pas obligés de les annoncer dans des communiqués de presse. Le CCME a présenté un nombre illimité d’avis même si l’exécutif n’interagit pas forcément.
Nous avons publié des études et des documents sur les sujets sensibles de la migration marocaine, comme la question religieuse que nous avons traitée en 2009 déjà. Depuis 2010, le conseil a travaillé sur les catégories fragiles de la migration : les mineurs non accompagnés, les retraités, les femmes … et présenté plusieurs avis là-dessus. Nous avons également travaillé sur l’évaluation des valeurs immobilières et l’avons évoqué au sein du comité ministériel, ça n’a pas eu de suite. En ce qui concerne les dossiers des Marocains du monde renvoyés en justice, nous avons appelé à accélérer le cours des procédures judiciaires et avons discuté de la nécessité de créer un système judiciaire spécial pour traiter leurs affaires, semblable au code la famille.
Nous devons être conscients que les Marocains résidant à l’étranger ne peuvent passuivre,au même titre que les citoyens résidant au Maroc, les procédures judiciaires normales, puisqu’ils ne passent au Maroc qu’une période courte et définie.
Revenons à la question sur le nombre des avis consultatifs que nous avons produit : les Marocains du monde jugent le conseil en référence à ce qui a été fait par rapport à leurs attentes, et nous les comprenons car nous avons pu réaliser, depuis la création du conseil, leurs besoins et leurs problèmes. Mais je dois encore rappeler que le CCME est une institution consultative, qui attend à son tour la prise en charge de ces problèmes par le gouvernement.
Avez-vous des mécanismes de pression pour que les avis que vous produisez puissent être pris en compte ?
Juridiquement, le CCME n’a aucun outil de pression, nous ne pouvons que sensibiliser ou attirer l’attention des responsables de l’exécutif et je peux vous assurer que nous accomplissons cette mission. Je me suis moi-même, en tant que Secrétaire général du conseil, transformé en un journaliste des questions migratoires, en plus des correspondances et des actions officielles afin de constituer des éléments de pression. Cependant, nous ne pouvons pas obliger le gouvernement à agir puisqu’il jouit d’une légitimité électorale législative ou le ministre est responsable devant le Parlement, au sein duquel l’exercice gouvernemental est évalué.
En bref, la fonction consultative du CCME a été définie par Dahir, c’est pour cela que nous ne pouvons imposer à l’exécutif d’appliquer nos recommandations qui n’ont aucun caractère obligatoire.
Coordonnez-vous vos actions avec celles du Ministère délégué chargé des Marocains Résidant à l’Étranger et des Affaires de la Migration ?
Il n’y avait pas de coordination avec le gouvernement précédent, donc il n’y a avait pas d’interaction avec les activités du conseil. En ce qui concerne le gouvernement actuel, je ne peux pas me prononcer puisque sa nomination est récente, mais on reste en général optimiste, puisqu’une partie de nos demandes a été formulée dans la déclaration gouvernementale suite à notre correspondance avec le Chef du gouvernement dès sa nomination par Sa Majesté le Roi. Le CCME a, au lendemain de la déclaration gouvernementale, écrit une lettre à M. Saâadeddine El Othmani pour le remercier d’avoir pris en considération notre correspondance, tout en rappelant que le conseil se tient à la disposition entière du gouvernement afin de préparer des propositions de lois concernant la communauté marocaine à l’étranger.
En ce qui concerne le ministère délégué chargé des Marocains Résidant à l’Étranger et des Affaires de la Migration, on peut dire que la coordination est en cours de discussion et que nous souhaitons que les échanges soient plus significatifs que par le passé, en tenant compte des attentes et besoins des Marocains du monde.
Parmi les questions les plus débattues, celles de la participation politique et de la représentativité des Marocains du monde. Qu’avez-vous fait pour concrétiser cette promesse constitutionnelle ?
C’est une problématique importante à laquelle le conseil a alloué un intérêt particulier en formulant des recommandations écrites et en publiant un livre qui résume les activités du groupe de travail du CCME « Citoyenneté et participation politique », avec des suggestions pour concrétiser la participation politique des Marocains du monde. Cette dernière ne se limite pas uniquement aux deux chambres du parlement, mais s’étend, comme le stipule la Constitution, aux institutions de gouvernance. D’ailleurs, Sa Majesté le Roi a demandé au gouvernement, dans son discours en 2015, d’accélérer les processus d’intégration des Marocains du monde dans les institutions de gouvernance et de démocratie participative.
Il est clair que la participation politique dans les deux Chambres du parlement nécessite une nouvelle loi, et comme on le sait, les projets de lois sont du ressort du gouvernement. Le gouvernement sortant a ignoré cette question tout au long des cinq années de son mandat, malgré les propositions faites par les partis de la majorité et de l’opposition.
De notre point de vue, la représentativité des Marocains du monde doit commencer dans les institutions de gouvernance, pour passer dans une deuxième étape à la Chambre des Conseillers, comme c’est une chambre « sectorielle », ou patronat, syndicats et autres organisations sont représentés, ce qui nous invite à nous demander quelles sont les raisons qui empêchent la communauté marocaine à l’étranger d’y être représentée ? Nous avons invité auparavant le Chef du gouvernement sortant à prendre en considération notre vision de la participation politique des Marocains du monde mais en vain, même le ministère chargé des Marocains Résidant à l’Étranger et des Affaires de la migration n’a jamais abordé le sujet.
Premièrement, il faut accélérer le processus d’intégration des Marocains du monde dans les conseils de gouvernance qui ne nécessitent pas une nouvelle loi, comme le Conseil supérieur de l’enseignement, l’Instance centrale de prévention de la corruption, le Conseil de la concurrence et le Conseil économique, social et environnemental. Après cette étape, l’on peut entamer la représentativité au sein de la Chambre des Conseillers avec l’appui des associations marocaines dans les pays d’accueil qui pourront créer des conseils régionaux selon le découpage consulaire, ou seront élus les grands électeurs.
Si le patronat élit ses grands électeurs pour les représenter au Parlement, la communauté marocaine à l’étranger peut suivre ce modèle par le biais des associationsqui la représentent. Si cetteétape est réalisée, on aura atteint deux objectifs : restructurer le tissu associatif fragmenté et mal organisé et contribuer à créer des conseils consulaires à même d’accompagner le travail des consulats, dans le cadre d’une politique de proximité. Quand la communauté marocaine à l’étranger aura ses représentants dans la deuxième Chambre, l’on pourra ensuite procéder graduellement à la maturation des conditions de leur représentativité à la première Chambre, comme l’a demandé Sa Majesté le Roi dans son discours.
Pour ceux qui en veulent au CCMEde ne pas avoir concrétisé la participation politique des Marocains du monde dans les institutions législatives, je leur dis qu’ils le font sûrement par ignorance.
Evoquons une autre question d’une importance extrême : nous demandons depuis bien longtemps une loi organique pour le conseil, sachant que nous sommes, nous-mêmes, les premières personnes endommagées du non renouvellement de ses structures, qui se trouvent aujourd’hui dans un état d’inertie, puisque le président du CCME est aussi responsable d’une autre institution et a cessé d’exercer ses missions au sein du conseil. Je travaille, en tant que Secrétaire général, dans le cadre qui m’a été défini par loi et je ne peux pas, de ce fait, communiquer avec certaines institutions car je n’y suis pas habilité.
Du point de vue juridique, ou se manifestent les problèmes du CCME ?
Il faut revoir expressément la situation juridique du Conseil et je suis, personnellement, des plus endommagés de cette situation. Nous ne pouvons poursuivre dans ces conditions jusqu’à l’infini. Il faut mettre fin à cette situation en nommant de nouveaux responsables, sachant que l’Etat a tout le pouvoir pour le faire. Nous avons déjà présenté un projet de loi dans ce sens, mais comme vous le savez, nous n’avons la possibilité de le soumettre ni au parlement, ni au Secrétariat général du gouvernement, ni au Conseil des ministres.
A qui avez-vous présenté ce projet de loi ?
Nous l’avons présenté au gouvernement et aux partis politiques, c’est tout ce que nous pouvons faire.
Loin des problèmes du CCME, quels sont les principaux défis et problématiques à relever par la communauté marocaine à l’étranger ?
Il y a des défis à l’échelle mondiale qui s’imposent à la communauté marocaine à l’étranger, comme celui du terrorisme, qui cible principalement les jeunes. C’est pour cela que nous devons nous atteler sur l’encadrement religieux de cette catégorie à travers la mise en valeur du modèle marocain qui se définit par le juste milieu, la tempérance, le respect de l’autre et le vivre-ensemble. Ceci ne peut se réaliser sans la formation de cadres religieux capables d’interagir avec les jeunes dans les langues des pays d’accueil, munis de savoir dans les sciences humaines, l’histoire de la pensée occidentale et les institutions occidentales, à même de formuler un discours islamique en phase avec les questions contemporaines dans les sociétés d’accueil, à savoir la modernité, l’égalité des sexes …
Le deuxième défi à relever est celui de la culture que nous exportons à la communauté marocaine à l’étranger, vouée à l’évolution et à l’adaptation, pour que le Marocain, ou qu’il soit, puisse avoir les outils qui lui permettent une citoyenneté complète dans le pays d’accueil, sans pour autant se déraciner du pays d’origine. Dans ce cadre, nous avons présenté un ensemble de recommandations comme, par exemple, la création d’agences culturelles, afin de promouvoir la culture marocaine à l’étranger.
Le troisième défi est lié à notre capacité à refléter la vraie image du Maroc, à travers la promotion des grands chantiers que le Royaume a entrepris que ce soit sur le plan démocratique, économique ou sur plan humain, de la justice, des droits de l’homme, des droits des minorités… Mais laissez-moi vous dire que le vrai problème est que plusieurs institutions travaillent sur l’image du Maroc à l’étranger sans la moindre coordination, ce qui nous mène à penser au principe de rationalisation des enveloppes budgétaires allouées à chaque institution. Pour remédier à cela, nous avons recommandé la création d’une agence qui rassemble tous les intervenants, affiliée au Ministère des affaires étrangères et de la coopération internationale, comme l’Institut français, l’Institut Cervantès, le Centre culturel allemand Goethe-Institutou l’Institut de formation et d’enseignement de la langue chinoise « Confucius ».
Il y a aussi une demande urgente de répondre aux besoins administratifs de la communauté marocaine à l’étranger. Les services administratifs doivent se développer pour pouvoir servir les Marocains du monde, qui ne peuvent pas passer leurs vacances annuelles dans les halls des tribunaux et des administrations publiques.
Le secteur bancaire doit également se développer puisque les banques réalisent des bénéfices extraordinaires grâce aux transferts d’argent des Marocains de l’étranger, sans pour autant investir économiquement dans les régions d’origine de ces derniers. Si l’on prend l’exemple de la région du Rif, qui connait des tensions depuis quelques temps, on réalise que les bénéfices en devises enregistrées grâce aux transferts des Marocains du monde n’ont pas motivé les banques à jouer un rôle dans le développement local.
Comment le CCME est-il présent dans les pays d’accueil ?
Nous engageons des opérations d’écoute et de suivi, et nous nous apprêtons actuellement à organiser un atelier mobile à partir du mois de septembre dans plusieurs villes européennes, dont l’objectif est d’écouter les jeunes. Nous sommes conscients que l’intégration des Marocains du monde dans les sociétés d’accueil reste un des défis majeurs. Les questions à se poser sont comment élaborer des politiques publiques qui ne se confrontent pas aux orientations de l’intégration ? Comment activer les conventions que le Maroc a signées avec plusieurs pays afin de faciliter l’intégration des Marocains du monde dans les sociétés d’accueil ?
Nous aspirons, dans le cadre de la régionalisation avancée, à ce que la communauté marocaine à l’étranger puisse devenir un levier de développement dans les régions d’origine. Pour cela, il faudra simplifier les procédures et encourager les investissements et il y a, dans ce cadre, plusieurs expériences de pays développés desquelles l’on peut s’inspirer.Nous avons l’assurance que l’apport des Marocains du monde aux grands chantiers lancés par le Royaume sera décisif et aura une valeur ajoutée certaine puisqu’ils vivent dans des pays démocratiques, c’est bien pour cela que nous demandons d’activer leur intégration dans les conseils de gouvernance.
Pour ce qui est des transferts, on pense qu’il faudra engager un grand débat avec tous les partenaires impliqués et je suis convaincu que la communauté marocaine à l’étranger est un acteur principal de l’économie marocaine car si le tourisme constitue la première source de devises, nous ne devons pas oublier que la moitié de ces devises est transférée par les Marocains du monde. Même l’agriculture, qui constitue la deuxième source, paye une partie de ses dépenses en devises, on pense à l’énergie, aux engrais, à l’expertise, au marketing …
Notons aussi un paramètre important : les rentrées d’argent des Marocains du monde sont régulières car si l’agriculture dépend des changements climatiques, et si le tourisme dépend des offres, des difficultés des marchés et des guerres, les transferts de devises des Marocains de l’étranger restent stables. Rappelons dans ce cadre un fait marquant : pendant la crise financière qui a ravagé l’Europe en 2008, les Marocains du monde ont maintenu les transferts financiers au même niveau. Leur sacrifice pour les leurs et pour leur pays malgré la crise a d’ailleurs été salué par le discours de Sa Majesté le Roi, à l’occasion de la fête du trône en 2008.
Pour toutes ces raisons, les Marocains du monde ont le droit de toucher les retombées concrètes de leurs transferts financiers, à chaque fois qu’ils rentrent à leur pays. J’appelle donc, du haut de cette tribune, les banques à se munir de l’esprit de citoyenneté et à y voir plus que des bénéfices financiers.
Je voudrais tant que l’on puisse engager des discussions et des débats avec tous les acteurs de la société car l’Etat ne peut pas, à lui seul, faire face à toutes les problématiques.