L’islam en Suisse à l’aune de la méfiance
Plus brûlant que jamais, le débat sur l’islam a récemment encore été attisé par les revendications du Conseil central islamique de Suisse. Un contexte dans lequel les musulmans modérés se sentent peu entendus, comme le révèle le Bosniaque Alic Nedzad. Entretien.
Il a été le coordinateur d’une organisation de jeunesse bosniaque et il a également siégé au comité de la mosquée bosniaque de Berne.
Depuis 2003, le trentenaire est rédacteur en chef de la revue Swiss BiH, une plateforme électronique d’échange et d’intégration, destinée aux ressortissants bosniaques installés dans la Confédération.
swissinfo.ch : La grande majorité des musulmans de Suisse sont originaires d’ex-Yougoslavie. Or, dans le débat qui fait rage en ce moment, on entend à peine leur voix. Comment l’expliquer?
Alic Nedzad: De nombreux musulmans d’ex-Yougoslavie qui vivent en Suisse ont été chassés de leur pays. Après l’acceptation de l’initiative pour l’interdiction des minarets, ils ont une fois encore le sentiment de ne pas être les bienvenus. De nombreux Bosniaques ont peur et se demandent désormais «qui seront les prochains».
La plupart des Bosniaques musulmans considèrent la question de la religion comme relevant de la sphère privée. Elle n’influence pas leur quotidien. C’est la raison pour laquelle ils ne veulent pas s’exposer publiquement sur ce sujet.
Unifier la communauté des exilés en Suisse est une tâche difficile, parce que les cicatrices laissées par la guerre d’ex-Yougoslavie ne sont pas encore toutes refermées.
En Suisse, il n’y a pas de centre culturel ou d’association réunissant à la fois des Bosniaques, des Croates et des Serbes pour s’engager ensemble. Et c’est pourquoi est née l’idée de la revue bosniaque Swiss BiH. Je voulais offrir une plateforme pour permettre aux Bosniaques d’échanger entre eux.
swissinfo.ch: Qui pourrait représenter les musulmans modérés, si ce n’est vous-même?
A. N. : A mon avis, les musulmans ne peuvent pas se défendre eux-mêmes. Ce rôle devrait être endossé par le gouvernement.
A quoi cela sert-il si nos déclarations disparaissent dans un torrent de déclarations tous azimuts et omniprésentes? Il suffirait simplement d’ancrer l’interdiction d’attaquer d’autres religions dans la loi.
swissinfo.ch: En Suisse, en plus de la liberté religieuse, il existe aussi une liberté d’opinion.
A. N. : A mon avis, c’est un paradoxe. Au lieu d’aborder la discrimination d’une religion, on débat de la question de savoir si l’interdiction d’une affiche discriminatoire ne revient pas à bafouer le principe de la démocratie.
swissinfo.ch : Il y a juste une demi-année, le peuple suisse a accepté l’initiative sur l’interdiction des minarets. Qu’est-ce qui a changé pour vous depuis ce scrutin?
A. N. : Pour moi, c’est l’image d’une Suisse multiculturelle qui s’est brisée.
J’ai vécu la guerre en ex-Yougoslavie et je suis arrivé en Suisse à l’âge de 12 ans. J’avais toujours eu le sentiment d’être accepté dans ce pays où j’ai grandi, je suis allé à l’école et où je travaille aujourd’hui.
Je me considère bien intégré en Suisse et je m’y sens chez moi. Avant la votation, je ne pensais pas que «ma» Suisse permettrait une telle interdiction.
Personnellement, je le vis comme une sorte de perte de confiance. Un peu comme l’impression de vivre aujourd’hui aux côtés de personnes dont on pensait qu’elles nous comprenaient.
Je n’ai jamais caché le fait d’être musulman. Je parlais de l’islam avec mes collègues suisses et je célébrais aussi la fin du ramadan avec eux. Je pensais sincèrement que tout était en ordre.
Mais aujourd’hui, si une personne m’affirme qu’elle n’a pas de problème avec les autres religions que la sienne, je ne suis plus aussi certain de la croire. Je suis devenu plus méfiant, je doute davantage de la sincérité des gens et je me demande souvent s’ils disent vraiment ce qu’ils pensent.
La question n’est pas de savoir si notre religion nécessite ou non la présence de minarets. Le problème est que l’on s’en prend délibérément à une religion, et cela dénote quelque chose de méprisant.
Je sais que la comparaison est dangereuse, mais c’est ainsi que les choses ont commencé en Allemagne. On affirmait que les Juifs étaient mauvais, puis on a commencé à les frapper de diverses interdictions.
Après la votation, les réactions ont été nombreuses dans Swiss BiH. «Maintenant, je sais ce que l’on pense de moi et que je suis en danger» était la phrase qui revenait le plus souvent. Je connais deux, trois familles qui ont même quitté la Suisse depuis lors et pour cette raison.
swissinfo.ch: Pouvez-vous comprendre les craintes de la population suisse?
A. N. : Aujourd’hui, on évoque régulièrement le besoin de divulguer davantage d’informations sur l’islam. Et à propos de l’interdiction des minarets aussi, on nous répète que la population suisse n’aurait pas été suffisamment éclairée sur la question.
Mais à mon avis, les Suisses sont très bien informés. Ils sont éduqués et ont suffisamment de moyens pour se forger une opinion. Il n’y a pas beaucoup d’autres peuples qui voyagent autant que les Suisses. Et ils connaissent aussi certains pays musulmans, comme la Turquie ou l’Egypte au travers de leurs voyages.
Pourquoi, dès lors, n’ouvrent-ils pas les yeux? Pourquoi croit-on davantage en la propagande de l’UDC (Union démocratique du centre / droite conservatrice) qu’en ses propres expériences? On ne voit toujours que ce que l’on veut bien voir.
Corinne Buchser, swissinfo.ch
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MUSULMANS EN SUISSE
Près de 400’000 musulmans vivent en Suisse. Ils représentent près de 5% de la population du pays.
Après les catholiques et les protestants, les musulmans représentent la troisième communauté religieuse à l’échelle nationale.
56,4% d’entre eux sont originaires d’ex-Yougoslavie. Environ 20% sont originaires de Turquie; 11,7% sont Suisses et 6% proviennent d’Afrique, en particulier des pays du Maghreb.
Seuls 15% des musulmans établis en Suisse pratiquent leur religion et sont membres d’organisations religieuses.
En Suisse, quatre mosquées sont dotée d’un minaret. Il s’agit des mosquées de Zurich, Genève, Winterthur et Wangen, près d’Olten.