Mais il faut avouer que depuis la fin des années 1990, la lente avalanche d’articles, livres ou films sur le massacre du 17 octobre 1961, au cours duquel plus d’une centaine d’Algériens, boycottant le couvre-feu, furent tués par la police parisienne, l’avalanche a été telle, qu’on ne voit guère, sur le plan strictement factuel, l’intérêt d’un nouvel ouvrage sur ce sujet. De fait, le récit que font des événements Paulette et Marcel Péju, aujourd’hui décédés, n’apporte rien de neuf sur le déroulement de ce""massacre d’Etat" en situation coloniale", selon les termes de l’historien Emmanuel Blanchard. Et pour cause : sa rédaction fut achevée en 1962. Près de cinquante ans (et quelques dizaines de livres) plus tard, la connaissance du 17 octobre s’est tellement enrichie que le texte pionnier des Péju peut donner, paradoxalement, un sentiment de déjà lu. On aurait tort de s’en tenir là.
D’abord parce que ce récit bien mené, d’une lecture aisée, constitue une bonne introduction à ce qui s’est passé par ce "mardi pluvieux d’octobre", selon le mot de l’historien Gilles Manceron, qui a pris l’initiative d’éditer ce texte. Ensuite, parce qu’en le lisant, on mesure cette extraordinaire ironie de l’histoire : la censure qui s’est exercée sur ce texte, à l’époque, ne fut pas celle de l’Etat français, mais celle des autorités de la toute nouvelle République algérienne. C’est le Front de libération nationale (FLN) ou, plus exactement, le "ticket gagnant" formé, à l’été 1962, par le colonel Houari Boumediène et le bientôt président Ahmed Ben Bella, qui imposa le silence aux Péju – lesquels acceptèrent de ne pas publier leur livre.
Engagés dès les années 1950 dans le combat anticolonialiste, les journalistes Marcel et Paulette Péju furent longtemps proches de l’écrivain philosophe Jean-Paul Sartre. Secrétaire général de la revue Les Temps modernes de 1953 à 1962, Marcel Péju a dirigé, après l’indépendance de l’Algérie, le bureau parisien de l’hebdomadaire Révolution africaine, publié sous l’égide du FLN, et dont le patron a été, jusqu’au printemps 1964, l’avocat Jacques Vergès. Il travaillera plus tard à l’hebdomadaire Jeune Afrique.
"Blocages algériens"
A la fin des années 1950, Paulette Péju, elle, est journaliste au quotidien Libération, dirigé par Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Elle fait partie des "Français très sûrs" auxquels les indépendantistes de la Fédération de France du FLN font appel afin qu’ils participent aux réunions de préparation de la manifestation du 17 octobre 1961. Quelques mois auparavant, la jeune militante a publié un petit livre dénonçant les exactions de la Force police auxiliaire mise en place par le préfet Maurice Papon contre les Algériens. L’ouvrage avait été aussitôt saisi par les autorités gaullistes. De même, le dossier qu’elle bricole à toute vitesse, au lendemain du 17 octobre, Ratonnades à Paris, publié anonymement par les éditions Maspero, est censuré dès sa sortie.
Dans la préface qu’il a écrite pour ce texte réédité en 2000 à La Découverte, l’historien Pierre Vidal-Naquet (1930-2006) raconte succinctement les déboires du "livre d’après", celui des Péju, commandé puis décommandé, donc, par le FLN. Il était "déjà en épreuves lorsque vint, de l’autorité algérienne, le conseil pressant de ne pas insister", indique-t-il. Evoquant le "patronage discret de la Fédération de France", qui a encouragé le travail des Péju, Vidal-Naquet explique comment cette dernière, lors de la crise de l’été 1962 (qui vit s’affronter, au sein du FLN, les prétendants au pouvoir), avait "misé sur le mauvais cheval : les civils du GPRA (le gouvernement provisoire de la république algérienne) contre les militaires de l’armée des frontières du colonel Boumediène, auxquels s’était adjoint Ben Bella".
Ainsi, parce que la Fédération de France "faisait partie des vaincus", explique au Monde l’historien Jean-Luc Einaudi, il était hors de question, pour les nouveaux maîtres d’Alger, de laisser paraître un ouvrage qui "lui aurait fait de la pub". Tant pis pour les manifestants du 17 octobre, matraqués et jetés à la Seine,que le ministère de l’information du GPRA aurait voulu voir honorés ? L’hommage viendra plus tard, au début des années 1990, quand Ali Haroun, l’un des anciens responsables de la Fédération de France, sera revenu en grâce. Depuis 1991, rappelle Jean-Luc Einaudi, la journée du 17 octobre fait l’objet d’une commémoration nationale en Algérie.
Dans la longue postface que Gilles Manceron consacre au récit des Péju, les "blocages du côté algérien" sont donnés comme "le troisième grand facteur d’occultation du drame d’octobre 1961" – après le "mensonge d’Etat" du régime gaulliste et les "silences" de la gauche. L’auteur, ancien gendre des Péju, n’a eu connaissance que tardivement du récit de ses beaux-parents. C’est en 1992, à l’occasion d’un colloque sur l’Algérie, que Marcel Péju (son épouse Paulette a disparu en 1979 ; lui-même est mort en 2005) lui remit une copie du tapuscrit de 1962. Sur le coup, Gilles Manceron n’eut pas l’idée d’en faire un livre. L’approche du 50e anniversaire des accords d’Evian et de la fin de la guerre d’Algérie l’a fait changer d’avis.
Jacques Vergès, que l’éditeur François Maspero, interrogé par Gilles Manceron, accuse d’avoir "commandé" puis "stoppé" le projet des Péju, a démenti, dans un courriel au Monde, toute intervention dans cette affaire. Marcel et Paulette Péju ont-ils agi par discipline militante ou par conviction personnelle – Marcel Péju ayant "pris le parti de Ben Bella" dès le début de l’été 1962 -, comme le soutient Gilles Manceron ? Ils auront finalement "décidé d’obéir", en sacrifiant leur texte. Le temps, à l’échelle de l’histoire, d’un battement de cils. Les commémorations ont du bon…
"Le plus grand massacre de gens du peuple"
Un témoignage inédit et une publication engagée pour un éditeur qui considère le 17 octobre 1961 comme étant "le plus grand massacre de gens du peuple depuis la Semaine sanglante de 1871", pendant la Commune de Paris.
Le 17 octobre 1961, répondant à l’appel de la Fédération de France du FLN pour briser le couvre-feu imposé aux Algériens, des dizaines de milliers d’Algériens descendent dans la rue sans armes. Ils ont été violemment réprimés par des policiers aux ordres du préfet Maurice Papon, faisant de trois morts (version officielle de l’époque) à plus de deux cents, selon les travaux d’historiens. Pendant une trentaine d’années, on a cultivé des deux rives de la Méditerranée l’oubli autour de ce drame.