David Cameron : la lumière blairiste et l’ombre thatchérienne (LE MONDE)
Lentement mais sûrement, l’écart dans les sondages se resserre entre les travaillistes et les conservateurs britanniques. De 10 points en moyenne, il y a quelques mois, il n’est plus aujourd’hui que de 3 à 5 points. David Cameron devrait néanmoins succéder à Gordon Brown au soir du 6 mai, mais une victoire des travaillistes, aussi extraordinaire soit-elle, n’est plus à exclure.
David Cameron devrait nettement devancer son concurrent travailliste et rêver d’une majorité écrasante à la Chambre des communes, ce qu’il n’obtiendra pas. C’est donc un échec pour le jeune leader conservateur, qui depuis cinq ans prône un "conservatisme compassionnel" en rupture avec l’ultralibéralisme thatchérien. Il a, en ce sens, défendu les services publics, s’est préoccupé de l’appauvrissement des classes populaires et moyennes ou du chômage des jeunes. Il s’avère aujourd’hui que le public peine à trouver convaincant ce discours "moderniste". Le manque d’enthousiasme à l’égard des conservateurs s’expliquerait-il par l’image insincère de leur leader ? Nombre de commentateurs donnent quelque crédit à cette thèse. En réalité, ce sont bien des questions politiques lourdes qui inquiètent les électeurs.
Le manifeste électoral propose une synthèse entre "modernisme" et traditionalisme conservateurs. Du côté "moderne", une chorégraphie proche du New Labour première manière : un rendez-vous donné à Battersea, la centrale électrique rendue célèbre par le groupe Pink Floyd, et une "une invitation à rejoindre le gouvernement de Grande-Bretagne" adressée à chaque électeur. Les conservateurs encouragent les citoyens "à diriger le pays" aux côtés du futur gouvernement. Blairiste en diable, Cameron a affirmé devant les médias que la "société existait bien" (Margaret Thatcher prétendit un jour le contraire), mais que les forces sociales ne se confondaient pas avec celles de l’Etat. Empruntant au vocabulaire de la Société des fabiens (à l’origine de la fondation du Parti travailliste en 1900), David Cameron a estimé que la "force collective permettra de résoudre [les] problèmes majeurs". Rassembleur, il a ébauché les contours d’une "Grande Société" (Big Society) qui présidera au plus grand mouvement de décentralisation dans l’histoire du royaume, de l’Etat vers les citoyens : référendum sur toute question locale qui recueillerait 5 % de signataires, droit accordé aux parents de "sauver" les écoles et de les administrer, possibilité de créer des "coopératives" dans le secteur public ou encore droit de rappel des députés "défaillants" selon le modèle californien.
Une lumière blairiste éclaire le panorama conservateur. Le "pouvoir au peuple" : Cameron s’inscrit dans la filiation blairiste, jouant sur les registres de l’émotion, de la proximité et du bon sens, domaines dans lesquels il surclasse Gordon Brown. Comment, dans ces conditions, comprendre le tassement des intentions de votes ? Les électeurs ont perçu la part d’ombre thatchérienne au cœur du projet Cameron. Celle-ci est suffisamment inquiétante pour que nombre d’entre eux hésitent à congédier un gouvernement travailliste usé et qui les a déçus. Sous le vernis "démocratique", David Cameron propose des mesures antiétatiques classiques annonciatrices de nouvelles privatisations. Qui croira à des promesses de "démocratie citoyenne" aussi vaguement énoncées ? Qui reprendra les écoles en faillite et les dirigera, si ce n’est les parents issus des classes supérieures ? Ces derniers auront le savoir-faire et les soutiens politiques nécessaires pour gérer ce qui apparaîtra bientôt comme des écoles de riches financées avec l’argent public. Ces "écoles citoyennes" seront bien entendu perméables aux intérêts capitalistes (sponsoring des entreprises privées, privatisation accrue du curriculum et, in fine, perte de contrôle parental sur la manière dont sont gérés ces établissements).
Le projet des "coopératives" ne s’étend pas au secteur privé, domaine dans lequel une mutualisation des services aurait davantage été dans les intérêts du public. Le droit de rappel ne s’appliquera que dans les cas où les députés auront manifestement commis une infraction et non pour contester leur bilan politique.
Le manifeste conservateur est resté muet sur la réduction des dépenses publiques. David Cameron a reconnu que celle-ci sera plus profonde et plus rapide que celle préconisée par les travaillistes. Ces derniers ont pourtant annoncé des coupes plus importantes que celles réalisées jadis par Mme Thatcher ! Les axes majeurs d’un gouvernement Cameron apparaissent peu à peu : une réduction des dépenses publiques sans équivalent depuis les années 1930, des baisses d’impôts pour les plus riches (taxe d’héritage) et la privatisation massive des derniers services publics. Une chose est sûre : les électeurs ne sont guère pressés de trancher entre le néolibéralisme brutal de David Cameron et le néolibéralisme tempéré de Gordon Brown.
Philippe Marlière est maître de conférences en sciences politiques à l’université de Londres