L’après Covid trouvera-t-il des réponses dans la philosophie ? Trois questions à Farid Zahi, intellectuel et écrivain marocain
Cela fait bientôt un an et demi que le Covid-19 rôde sur la planète, faisant jusque-là plus de 150 millions de malades et un peu plus de 3 millions de décès. Partant, l’imbroglio autour de cette pandémie qui sévit toujours et les restrictions affectant la liberté de circulation et de commerce amènent certains à chercher des réponses, cette fois idéelles voire philosophiques, à cette situation et à sa postérité.
Dans une interview à la MAP, Farid Zahi, tour à tour philosophe, écrivain et traducteur passe au peigne fin l’après Covid et le monde … d’après.
1) Pensez-vous, Farid Zahi, que la philosophie, cette mère des sciences omniprésente dans les moments de déboire comme de gloire, a son mot à dire dans cette pandémie ?
Comme vous le savez bien, la philosophie est une pensée active, en éveil permanent face aux changements qui affectent notre monde et notre quotidien. Elle anticipe ces changements, les analyse et les met dans leur contexte. Sans qu’elle soit une science sociale ou médicale, la philosophie est une pensée qui allie une vision générale qui englobe l’ensemble de notre condition humaine aux faits de l’actualité, dont elle présente souvent une interprétation transcendantale ou sensible. Aussi, face à la pandémie en cours, c’est plutôt le philosophe qui réagit, soit pour mettre en question ses vieilles certitudes, soit pour se réinventer en les réadaptant au nouveau contexte.
Le philosophe, comme tout penseur, est un être-là, impliqué dans la situation. Nombreux sont les philosophes à travers le monde qui ont été interpellés par le caractère tragique et universel de cette pandémie pour réagir, analyser et interpréter ce phénomène sans précédent. Cependant, il est un aspect de cette nouvelle réalité qui nécessite un recul pour le cerner, sans se laisser happer par l’urgence et les mutations imposées par le Covid. Il est certain que le dernier mot actuellement revient à la science. Cependant, les questions d’éthique, à titre d’exemple, reviennent plutôt à la religion, la philosophie et le droit. La philosophie est donc appelée, comme tout mode de pensée ou de croyance, à dire la vérité sur cette situation, à en anticiper les horizons, et à déconstruire également les nouvelles croyances et alerter les déviances qui en émanent.
2) Comment le philosophe que vous êtes a-t-il géré mentalement cette crise ?
J’ai vécu comme tout un chacun les vagues successives de la pandémie et ai contribué à en analyser les premiers effets dans une conférence en ligne intitulée : « avons-nous perdu notre corps ? »… Il faudrait avouer que l’histoire de la philosophie et de l’anthropologie nous fournit des réflexions brillantes sur le mal, la douleur et la souffrance, comme sur le corps face à l’attaque qui, à travers cet assaut, vise la totalité de l’être humain, et porte atteinte à l’essence de son existence même. Des stoïciens à Foucault, en passant par Nietzsche, Kierkegaard, Heidegger et bien d’autres, le corps est devenu le théâtre de tous les enjeux : médicaux, sociaux et moraux.
Sans aucune prétention, mon sentiment était depuis les premiers mois, que cette pandémie signait une nouvelle ère dans l’existence de l’homme sur terre. Non qu’elle annonce une rupture, mais qu’elle entraîne une métamorphose qui affecte la corporalité et le comportement de l’être humain. Il s’agit d’une métamorphose bio-phénoménologique qui met l’être en suspension et le canalise selon une logique de la défense et de la survie. La science se meut ainsi en nouvelle divinité et les croyances religieuses sont confortées, sinon confirmées, dans leur logique eschatologique.
3) Question un peu d’ordre ontologique : la pandémie vous a-t-elle davantage poussé à devenir existentialiste, essentialiste ou fataliste ?
Ni l’un, ni l’autre. En fait, je suis depuis longtemps dans une position phénoménologique qui pense la vie et la mort au-delà d’une métaphysique du bien et du mal, de la vie et de la mort. Aussi, une telle position me maintient-elle dans une vision existentielle (non existentialiste) qui pense la pandémie comme une manifestation du désordre qui sévit le monde actuel. Ce n’est pas la pandémie qui me préoccupe puisque son dépassement dépend des progrès de la science (exclusivement occidentale) mais plutôt ses effets.
Nous sommes amenés à penser les limites de l’humain, sa fragilité insoutenable, sa centralité cosmique mise en question… Il s’agit d’un système de vie et d’existence qui devient intolérable et que les politiques actuelles veulent dépasser par une option environnementale. Au-delà de cette perspective, la pandémie a immanquablement approfondi la fracture entre les détenteurs de la puissance mondiale et les pays laissés pour compte, entre le nord et le sud, les riches et les pauvres… Le fatalisme, en revanche, semble s’accentuer parmi les populations pauvres qui n’ont plus comme capital que de renforcer leurs croyances religieuses, déjà ancrées dans leur esprit. Cependant, ce qui est à craindre c’est la fitna, la colère des démunis, si la situation n’évolue pas vers un retour progressif à la vie normale… Nous serons ainsi au bord d’une nouvelle vie primitive où chacun fera tout pour survivre, ce qui engendrait une nouvelle « humanité » déshumanisée et auto-destructrice !