L’Amérique suspendue aux affres morales du juge Kennedy
Mardi, la Cour suprême doit trancher le cas d’un pâtissier qui a refusé de faire un gâteau pour un mariage gay. Tout dépend de l’avis d’Anthony Kennedy.
Une bonne part de la pression accumulée repose sur les épaules d’Anthony Kennedy, 81 ans, le doyen de la Cour suprême en durée d’exercice : il y a été nommé par le président républicain Ronald Reagan en 1987.
Comme il existe en Amérique des États pivots pouvant faire basculer une élection nationale, M. Kennedy est le juge pivot de l’institution : conservateur sur des sujets comme les armes à feu ou le financement électoral, il lui arrive de virer progressiste sur des thèmes comme l’avortement ou la discrimination positive. Au sein de la haute cour, c’est souvent lui qui départage les quatre juges progressistes des quatre juges conservateurs. Anthony Kennedy s’est ainsi révélé décisif dans le domaine des droits des homosexuels : en 2015, grâce à lui, a été emportée la décision légalisant le mariage gay dans tous les États-Unis. Le magistrat d’origine irlandaise avait alors rédigé l’arrêt historique, tout comme il avait écrit en 2003 la décision « Lawrence contre Texas », déclarant illégale une loi du grand État du Sud qui interdisait la sodomie.
Dilemme
L’octogénaire, catholique pratiquant, laissera-t-il tomber les homosexuels dans l’affaire du gâteau ? Cette question agite tous les juristes et experts de la Constitution. Le gouvernement de Donald Trump, une vingtaine d’États américains, des dizaines d’élus du Congrès et de nombreux groupes de pression chrétiens et conservateurs ont épousé la cause de Jack Phillips, le pâtissier. Ces soutiens ont envoyé à la Cour suprême des argumentaires sophistiqués qui, sans le dire, s’adressent directement au juge Kennedy.
Interrogé par l’AFP, le professeur de droit Steven Schwinn estime que le magistrat « va lutter en son for intérieur ». « Il va voir dans cette affaire un conflit d’intérêts : la dignité et l’exigence d’égalité du couple homosexuel d’une part ; la liberté religieuse et l’exigence de liberté de parole du pâtissier de l’autre. Il va probablement se débattre pour trouver un équilibre », analyse l’universitaire. « Je pense qu’il va se sentir déchiré », confirme Louise Melling, directrice juridique adjointe de l’Union américaine pour les libertés civiles. « Il est remué par la foi profonde de Jack Phillips. Jack Phillips est un croyant, qui gère sa pâtisserie conformément à sa foi, il possède ce petit commerce familial. On sait que cela touche le juge Kennedy, c’est incontestable. » « À l’opposé, le juge Kennedy se sent profondément concerné par la communauté LGBT », poursuit-elle.
Comment statuer en faveur du pâtissier sans risquer « d’ouvrir les vannes à la discrimination contre les gays et les lesbiennes ? » se demande toutefois le professeur Schwinn. « Je ne pense pas qu’il souhaite ouvrir cette porte », abonde le constitutionnaliste Erwin Chemerinsky, également interrogé par l’AFP. Lors de l’audience solennelle mardi, chaque mot que dira Anthony Kennedy sera donc pesé au trébuchet.
Un enfant de chœur qui ne boit pas de whisky
En attendant, les partisans des deux camps cherchent des motifs pour se rassurer dans le profil de ce magistrat d’exception. Les chrétiens traditionalistes aiment se rappeler que ce diplômé de la prestigieuse Harvard Law School a dans sa jeunesse en Californie servi la messe comme enfant de chœur. Il est marié depuis plus d’un demi-siècle à la même femme, avec qui il a eu trois enfants. L’homme a une réputation de rigueur morale parfois qualifiée de pudibonderie. À l’époque où il étudiait encore à l’université, Anthony Kennedy avait pendant un été sillonné l’Europe à bord d’une Volkswagen rouge. Son père lui avait offert une bouteille de whisky à consommer pendant le voyage, mais l’étudiant modèle ne l’avait pas bue, s’en servant uniquement pour des gargarismes s’il avait mal à la gorge.
AFP