Éditorialistes écartés
«Ahmet est en prison pour ses activités journalistiques, martèle Yonca Sik. Son dossier est vide.» L’acte d’accusation repose sur son dernier manuscrit, intitulé Livre 000, qui développe la thèse d’un noyautage de la police par la puissante confrérie de Fethullah Gülen. Le document a été retrouvé sur le disque dur d’un ordinateur d’OdaTV, un site Internet ultranationaliste qui est une ramification d’Ergenekon, selon la justice turque. Il n’en fallait pas davantage pour faire d’Ahmet Sik un complice du clan putschiste. Peu importe qu’il soit connu pour avoir enquêté sur les basses œuvres de l’armée dans le Sud-Est kurde et sur les violations des droits de l’homme par les forces de l’ordre. «Son arrestation a envoyé un message très clair: un livre peut conduire en prison, s’inquiète son épouse. Il suffit de regarder l’état des médias aujourd’hui, l’autocensure se répand.»
Soixante et onze journalistes et écrivains, dont une majorité sont accusés de liens avec la rébellion kurde du PKK, se trouvent derrière les barreaux en Turquie. «Aucun pour leurs écrits, tous pour des affaires de terrorisme», évacue Egemen Bagis, ministre chargé des Affaires européennes. Le zèle des procureurs n’est pas seul en cause. Les procès engagés par le gouvernement ont également «un effet paralysant» sur la liberté d’expression, s’inquiète le rapport annuel de la Commission européenne sur les négociations d’adhésion de la Turquie. Le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, est connu pour ses plaintes systématiques. La plus connue reste celle contre une caricature qui le croquait en chat empêtré dans une pelote de laine.
Les dicteurs de journaux convoqués
Les médias turcs ont toujours dû composer avec une tutelle politique. Jadis, l’armée traçait la ligne blanche à ne pas franchir, notamment sur les militaires et les Kurdes. En octobre, Erdogan a convoqué les directeurs des journaux et des chaînes de télé pour dicter la ligne éditoriale face au regain de la guerre civile entre le PKK et l’État. Ils se sont tous rendus à la réunion, à l’exception de celui de Taraf, quotidien irrévérencieux. «Nous sommes confrontés à une répression que l’on n’avait pas vue depuis le coup d’État de 1980, déclare Kadri Gürsel, éditorialiste au quotidien Milliyet. La première question que l’on se pose désormais avant de traiter une information est: peut-elle gêner le gouvernement ?»
En quelques mois, le paysage médiatique a été bouleversé. Il se divisait jadis entre pro et antigouvernement. Les seconds sont rentrés dans le rang après les déboires du groupe Dogan. En 2009, le géant de la presse, longtemps allié des militaires, a été condamné à une amende de 413 millions d’euros pour fraude fiscale. Le prix à payer pour avoir mis en cause le gouvernement dans un scandale financier. Dans les journaux, nombres d’éditorialistes critiques ont été écartés. La programmation de la chaîne de télévision, NTV, jadis réputée pour la qualité de ses débats politiques, est devenue insipide. «Il y a de nouveaux sujets tabous, résume un journaliste qui , comme beaucoup de ses confrères, est persuadé d’être sur écoute. Écrire sur l’enrichissement de membres du gouvernement ou sur la corruption est impensable. Enquêter sur la confrérie Gülen et sur la montée en force de la police également…»