Terrorisme en Norvège : la religion d’Anders Breivik
Dans les heures qui ont suivi l’arrestation d’Anders Breivik, l’auteur des attentats commis en Norvège le 22 juillet 2011 s’est trouvé qualifié de « chrétien fondamentaliste ». L’examen des textes qu’il a rédigés laisse apparaître une image très différente. Quelles sont donc ses croyances religieuses ?
Notre interprétation se fonde essentiellement sur le volumineux manifeste, "2083. A European Declaration of Independence", écrit par Breivik en anglais et envoyé par voie électronique à un nombre important de correspondants juste avant d’entamer sa meurtrière opération ("2083" évoque bien sûr une autre date : 1683, la bataille de Vienne qui mit fin au second siège la ville par les Turcs ; Breivik était un fervent lecteur du blog islamocritique Gates of Vienna).
Ce texte compte 1 516 pages. Précision importante : la lecture puis les débuts d’analyse du document par différents lecteurs ont très vite fait apparaître de très nombreux emprunts à d’autres sources, pas toujours clairement identifiés comme tels et parfois remaniés partiellement. Breivik admet dans la partie introductive que la moitié environ du contenu provient d’autres auteurs. Ces emprunts sont éclectiques : ils vont de sites anti-islamistes à d’autres sources politiques, en passant par des emprunts à Ted Kaczynski, le terroriste américain surnommé "Unabomber", condamné à la prison à perpétuité. Il faut garder ces emprunts à l’esprit en citant des passages du manifeste de Breivik.
Dans un premier temps, nous résumerons ce que nous apprennent les textes de Breivik sur ses convictions religieuses (les numéros de pages indiqués entre parenthèses correspondent à celles de "2083", largement diffusé sur Internet). Puis nous en proposerons une interprétation, avec un aperçu sur la discussion qui s’est engagée autour de cette question depuis l’arrestation du terroriste norvégien.
Breivik explique avoir eu des parents non religieux qui l’ont laissé libre de ses choix religieux. A 15 ans, il a demandé à être baptisé et confirmé dans l’Eglise luthérienne norvégienne. Il explique être passé ensuite par plusieurs phases : après avoir été " modérément religieux ", il a été agnostique, puis est à nouveau aujourd’hui " modérément religieux " (p. 1399).
Cela ne l’empêche pas de se définir comme " chrétien à 100 % ". Mais il précise un peu plus loin:
" En ce qui concerne ma relation personnelle avec Dieu, je pense que je ne suis pas un homme excessivement religieux. Je suis avant tout un homme de logique. Cependant, je suis partisan d’une Europe monoculturelle chrétienne. " (p. 1405)
Le 11 juin 2011, raconte Breivik dans son manifeste 2083, " j’ai prié pour la première fois depuis très longtemps. J’ai expliqué à Dieu que, à moins qu’il ne veuille que l’alliance islamo-marxiste et la prise de contrôle islamique assurée de l’Europe se produise, il doit assurer que les guerriers combattant pour la préservation de la chrétienté européenne l’emportent. Il doit assurer que ma mission soit un succès et qu’ainsi elle contribue à inspirer des milliers d’autres conservateurs/nationalistes révolutionnaires ainsi que des anti-communistes et anti-islamistes à travers le monde européen. " (p. 1460)
Il réfléchit aussi brièvement au rôle de la prière lors de l’opération qu’il prépare, autour de la phrase célèbre selon laquelle " il n’y a pas d’athée dans les tranchées ", à l’approche de la mort. Breivik écrit:
" Il n’y a pas de honte à prier dans les minutes avant votre mort. Je vous recommande fortement, avant l’opération, d’aller dans une église et d’y participer à l’Eucharistie (Sainte Communion / Cène du Seigneur). Comme nous le savons, ce rituel représente le dernier repas que Jésus-Christ a partagé avec ses disciples avant son arrestation et finalement sa crucifixion. Vous devriez aussi résoudre tout problème que vous pourriez avoir avec Dieu et demander le pardon de vos péchés passés. Finalement, demandez-lui de préparer l’arrivée d’un martyr de l’Eglise. Un athée endurci peut penser que cela est ridicule, mais croyez-moi quand je le dis: vous serez très heureux de l’avoir fait quand vous réaliserez que vous pouvez mourir après avoir lancé votre opération. " (p. 1346)
Breivik est également franc-maçon, et ne le cache pas. Il exprime du respect pour la franc-maçonnerie et juge ridicules les accusations contre celle-ci comme organisation prétendument sioniste (p. 1371). Il ne semble cependant pas avoir été un maçon très actif dans la période précédant les attentats : en février 2011, après cinq ans dans l’Ordre, quand il reçoit la nouvelle qu’il peut être initié aux 4e et 5e degrés, il décline " par manque de temps " (p. 1432).
En ce qui concerne son regard sur l’Eglise, celui-ci est plutôt critique. Dans un message du 9 décembre 2009 sur le site norvégien Document.no, Breivik déplore que l’Eglise soit devenue une " plaisanterie ", avec " des prêtres en jeans qui manifestent pour la Palestine et des églises qui ressemblent à des centres commerciaux à l’architecture minimaliste " — il fait ici référence à l’Eglise de Norvège, expliquant voter en attendant pour les candidats les plus conservateurs lors des élections ecclésiastiques. Dans un autre message sur le même site, il exprime le souhait d’un partenariat (contre la montée de l’islam et le multiculturalisme) avec " les forces conservatrices au sein de l’Eglise norvégienne " (31 octobre 2009). Il se dit conscient que certains activistes anti-islamistes pourraient se montrer réticents face à un tel partenariat, mais il juge que ces forces conservatrices dans l’Eglise " sont en fait un de nos meilleurs alliés ".
Il sympathise en effet avec ceux qui défendent une interprétation conservatrice du christianisme : son manifeste contient un chapitre inachevé sur la " guerre culturelle marxiste contre Dieu et l’Eglise en Europe occidentale " qui "conduit à des pays en faillite spirituelle auxquels manquent des buts civilisationnels " (p. 1222). Le premier assaut a été de forcer l’introduction de l’ordination des femmes comme prêtre et évêques, avec des conséquences en cascade en raison de la " nature émotionnellement instable des femmes " — l’une des pires conséquences étant le soutien à l’immigration de masse musulmane et même le " dialogue interreligieux avec la communauté musulmane ". Il déplore de même l’affligeante banalité de l’architecture moderne des églises.
Les Eglises suivent une voie suicidaire, explique Breivik, mais spécialement l’Eglise protestante. A travers le dialogue interreligieux et la tolérance envers l’islam, elles pavent la voie de leur propre annihilation. " Je soutiens une Eglise qui croit dans l’autodéfense et est prête à combattre pour ses principes et valeurs. " Dans une discussion sur le site Document.no comme dans son manifeste, il prône le retour des protestants au giron catholique : " Il faudrait faire des efforts pour faciliter la déconstruction de l’Eglise protestante, dont les membres devraient revenir au catholicisme. L’Eglise protestante a eu un rôle important, mais ses buts originaux ont été accomplis et ont contribué à la réforme de l’Eglise catholique aussi. L’Europe devrait avoir une Eglise unie conduite par un Pape juste et non suicidaire, prêt à se battre pour la sécurité de ses sujets, spécialement par rapport aux atrocités islamiques. " (p. 1405)
L’" Eglise protestante travailliste " est une structure subjective et sentimentaliste (p. 1134). Certains passages, qu’il a probablement empruntés en partie à d’autres auteurs, font l’éloge de la richesse du symbolisme et de la liturgie catholique par rapport au protestantisme : " Nous, protestants, parlons avec raison de nos lieux de culte comme ‘maison de Dieu’, mais l’intérieur de nos Eglises ressemble à des auditoriums, tandis que l’on est tout de suite frappé par une ambiance différente à l’intérieur des églises catholiques. " (p. 1137) Quelques pages ressemblent à une apologie de l’Eglise catholique, " roc de la tradition ", par rapport au protestantisme.
Malheureusement, poursuit-il, les dirigeants actuels des Eglises sont pour la plupart des internationalistes et multiculturalistes (de façon plus accentuée chez les protestants, souligne-t-il). " Ils se préoccupent plus du bien-être des djihadistes, des prétendus Palestiniens, que des chrétiens persécutés à travers le monde. " Il rêve de voir un jour un " pape croisé " monter sur la chaire de Saint-Pierre, mais, dans l’immédiat, ne juge guère vraisemblable que Benoît XVI lance une nouvelle croisade : ses excuses indirectes après le discours de Ratisbonne l’ont discrédité (p. 1328).
Breivik précise comment il envisage le rôle futur des Eglises dans l’Europe nouvelle, dont le but ne doit " évidemment pas être de créer une nouvelle théocratie. L’Europe restera principalement séculière. Mais le principal rôle des Eglises sera de contribuer à l’unité en offrant des possibilités culturelles et spirituelles. L’Eglise sera à nouveau autorisée à faire ce qu’elle était supposée faire : propager et maintenir l’unité culturelle à travers des rituels et célébrations prédéfinis. " (p. 1139)
" Embrasser le christianisme sera volontaire (dans des circonstances normales). Ceux qui choisissent d’être athées auront les mêmes droits. Cependant, le programme des écoles et les politiques gouvernementales propageront les valeurs politiques culturelles conservatrices, le traditionalisme européen / la chrétienté, largement comme les politiques européennes d’il y a 40 à 60 ans. " (p. 1140)
Comme nous l’avons expliqué dans l’article plus général sur l’idéologie de Breivik, celui-ci a la vision d’un ordre de nouveaux templiers, " chevaliers justiciers ", qui sauveraient l’Europe et exécuteraient les " traîtres ". Mais nul besoin pour eux d’être de fervents croyants : " Si vous voulez combattre pour la croix et mourir sous la ‘croix des martyrs’, vous devez être un chrétien pratiquant, un chrétien agnostique ou un chrétien athée (chrétien culturel). " (p. 1362) " Il suffit d’être un chrétien agnostique ou un chrétien athée (un athée qui veut préserver au moins les fondements de l’héritage culturel chrétien européen : fêtes chrétiennes, Pâques et Noël)." (p. 1363)
Breivik exprime un grand respect pour l’héritage païen nordique, qu’il considère comme sien également; les néo-païens sont des frères " dans notre combat commun ". Mais il les appelle à réfléchir sérieusement: croient-ils vraiment que l’on puisse aujourd’hui, face aux forces que l’on affronte, unir les peuples nordiques derrière le marteau de Thor ? Seul le symbole de la croix a le potentiel d’unir les forces. " En tant que chrétien culturel, je crois que le christianisme est essentiel pour des raisons culturelles. Après tout, le christianisme est la seule plateforme culturelle qui peut unir tous les Européens, qui sera nécessaire dans la période à venir durant la troisième expulsion des musulmans. " (p. 1362)
Breivik prend soin de préciser que les modernes templiers ne sont " pas une organisation religieuse, mais un ordre militaire ‘culturaliste’ chrétien " (p. 1363). Breivik présente dans son manifeste un rite d’initiation pour les chevaliers (p. 1117-1121) : il puise là dans son expérience maçonnique. Notons que le rite peut être accompli par une personne seule, adaptation nécessaire au combat clandestin et à la méfiance de Breivik face aux structures de plus de deux personnes en raison des risques de découverte et d’infiltration. Le rituel commence par une référence à Dieu : " (…) en présence de Dieu Tout-Puissant, des esprits de mes ancêtres et des martyrs du passé (…) ", et se termine pas une référence à la Sainte Trinité. Cependant, ce sont quasi les seules références religieuses. Certes, il s’agit de défendre aussi " la religion chrétienne ", mais l’orientation de tout le texte est politique, le christianisme étant principalement perçu comme composante de l’identité européenne.
L’ennemi religieux principal est évidemment l’islam, même si Breivik, qui s’efforce de penser stratégiquement, estime qu’il n’y a pas de sens à s’en prendre à des cibles musulmanes et qu’il faut plutôt éliminer les " traîtres " en Europe afin de prendre le pouvoir et de résoudre ensuite le problème musulman. Mais, comme nous l’avons observé, il manifeste quelques traits de mimétisme par rapport à des courants djihadistes, en reprenant des expressions telles que " opérations de martyre ", ou en donnant des instructions précises pour laisser des photographies avantageuses des combattants avant de lancer une opération (pour des objectifs de relations publiques), exactement comme le font des djihadistes avant un attentat suicide. Et de même que la littérature djihadiste prend grand soin de distinguer l’" opération de martyre " du suicide, Breivik procède à la distinction entre le martyre du chevalier justicier (qu’il pense destiné un jour à devenir objet de vénération dans les églises) et le suicide, strictement interdit : ces raisonnements ne sont pas sans rappeler des arguments que l’on lit dans la littérature djihadiste (p. 1348-1350).
Quelle religion pour Breivik ?
Le terreau sur lequel se sont forgées les convictions de Breivik est en particulier celui des réseaux transnationaux d’auteurs et blogueurs islamocritiques, dont le Norvégien anonyme signant "Fjordman", qui doit aujourd’hui faire face à de nombreuses demandes d’explication. Ces réseaux se trouvent actuellement sur la défensive, ou tentent de répliquer, mais ce n’est pas le sujet du présent article, même si l’analyse des commentaires de ces courants autour de Breivik et des turbulences que cela entraîne pour eux offrirait un intéressant champ de recherche. Ces réseaux ont offert à Breivik l’assise de plausibilité sociale sur laquelle il a pu construire son projet (ce qui ne signifie pas que ces réseaux approuvent ses actes): toute cette littérature alarmiste sur l’islam en Europe venait le conforter dans ses opinions.
C’est apparemment du côté de quelques blogueurs anglais (assez marginaux par rapport aux figures les plus connues de ce milieu) que Breivik est probablement allé pêcher l’idéal de nouveaux templiers comme fer de lance du combat contre la montée de l’islam.
Bien entendu, à côté de ce principal fondement, Breivik s’est alimenté à d’autres sources (ce qui est aisé à l’heure d’Internet), pour les amalgamer ensuite dans sa propre synthèse. Et son manifeste n’est pas simplement le résultat d’un copier/coller : il adapte des textes, il exprime des convictions qui lui sont propres. Mais ces différentes sources d’inspiration transparaissent également dans les passages concernant la religion.
Breivik est chrétien, mais assez tiède sur le plan de la pratique religieuse personnelle, comme on l’a vu (et à l’instar de nombre de ses contemporains) : il peut vivre sans prier pendant des mois. Et quand il prie, c’est presque pour dire à Dieu ce qu’Il doit faire, c’est-à-dire assurer le succès de l’opération en préparation. Nulle part une foi religieuse ne semble animer principalement ses actions — même s’il admet qu’il aura certainement une prière au moment de se lancer dans ce qu’il avait minutieusement planifié durant des années, sachant qu’il a de grands risques d’y perdre la vie.
Il ne fait pas de doute que la sensibilité de Breivik exprime un conservatisme, voire un traditionalisme sur le plan religieux. Et sa critique du protestantisme — qu’il l’ait rédigée lui-même ou, plus probablement, empruntée partiellement à d’autres auteurs — ne se limite pas aux aspects extérieurs, mais touche aussi des éléments de doctrine et de philosophie.
Néanmoins, ce qui transparaît à travers tout le texte est que la cause qu’il met en avant est politique. Il adhère au christianisme essentiellement en tant que partie intégrante de l’héritage culturel européen, mais ce n’est nullement la religion qui le guide dans ses actions ou les justifie. Certes, il consacre six pages à expliquer que la Bible justifie l’autodéfense (puisque, à ses yeux, ses actes relèvent de l’autodéfense) : mais les nombreux versets bibliques cités ne sont pas le fruit d’une étude personnelle des Saintes Ecritures, il a simplement repris ces informations sur quelques sites (p. 1329-1335). Nous ne trouvons pas ici face à un croyant qui sonde anxieusement la Bible pour y trouver réponse à ses interrogations.
Probablement résume-t-il le mieux son approche en écrivant : " Moi-même et beaucoup d’autres comme moi n’ont pas nécessairement une relation personnelle avec Jésus-Christ et avec Dieu. Nous croyons cependant dans le christianisme en tant que plateforme culturelle, sociale, identitaire et morale. C’est ce qui fait de nous des chrétiens. " (p. 1309) " La chrétienté est après tout le principal facteur qui unit les Européens. " (p. 1139)
Avec son ordre de nouveaux templiers " justiciers ", Breivik veut créer une structure d’action clandestine, pas un groupe religieux.
Si Breivik se considère comme chrétien, il se montre avant tout intéressé par la religion pour son rôle au service du projet de sauvetage et de reconstruction de l’Europe. En outre, il subordonne la place sociale de la religion aux impératifs politiques qui l’emportent sur toute autre considération. Sa vision même d’une Eglise chrétienne unie à venir reflète cette subordination de la religion à des objectifs politiques: elle n’est pas sans rappeler — analogiquement, car ce n’est pas une inspiration pour Breivik — certains rêves nationaux-socialistes d’une "Eglise allemande" dont la théologie aurait été entièrement soumise aux orientations idéologiques et aux projets politiques du régime. Il déclare sans ambiguïté : " notre future Eglise européenne reflétera nos doctrines politiques ", en ajoutant que la vision du monde chrétienne devra s’aligner sur les doctrines nationalistes (p. 1138)
Cela n’a donc guère à voir avec du " fondamentalisme ", quelle que soit la définition donnée de celui-ci. L’idéologie de Breivik ne se fonde pas sur des Ecritures ou un corps de doctrines religieuses considérées comme infaillibles et règles absolues au-dessus de toutes les règles humaines. Sur le rapport entre Eglise et science, il explique qu’il est " essentiel que la science jouisse d’une prééminence indiscutée sur les enseignements bibliques. L’Europe a toujours été le berceau de la science et il doit toujours en rester ainsi. " (p. 1405) De même, comme l’a souligné Massimo Introvigne, on n’imagine guère qu’un fondamentaliste chrétien puisse être en même temps franc-maçon.
Même en utilisant une définition plus large du fondamentalisme (en tant qu’idéologie de type politico-religieux), Breivik subordonne au contraire clairement la religion à sa vision politique. La religion n’est pas au cœur de son projet: certes, elle est destinée à occuper une place d’honneur, mais appelée à servir une vision politique, sans autre influence sur les affaires publiques que celle que l’Etat voudra bien lui accorder.
Si nous pouvons donc rejeter l’étiquette de " fondamentaliste chrétien " pour décrire Breivik, peut-on en revanche le qualifier de " terroriste chrétien " ? Cette question est plus délicate. Elle a été soulevée — avec une réponse affirmative — dans un commentaire écrit par un éminent spécialiste de la violence religieuse, Mark Juergensmeyer.
Reprenant son modèle de la violence religieusement motivée comme hissant un conflit au niveau d’une guerre cosmique, Juergensmeyer estime que, chez Breivik, " derrière le conflit terrestre, il y avait une guerre cosmique, une bataille pour la chrétienté " — chrétienté plus que christianisme, en effet. Certes, concède Juergensmeyer, Breivik est beaucoup plus préoccupé par la politique et l’histoire que par les croyances religieuses. Mais, ajoute-t-il, on pourrait dire la même chose de Ben Laden, de Zawahiri et d’autres activistes islamistes : " Si Ben Laden est un terroriste musulman, Breivik [sûrement] un [terroriste] chrétien. "
L’observation mérite réflexion. Elle interpelle ; pourtant, le parallèle n’est pas entièrement convaincant. Il y a une nuance, car le discours ne semble pas au même niveau. Il est exact que bien des propos de Zawahiri, par exemple, évoquent plus l’activiste politique que le doctrinaire religieux, malgré les occasionnelles citations de versets du Coran. Mais Ben Laden ou Zawahiri font de l’islam tel qu’ils le comprennent l’axe de leur combat : c’est au nom de l’islam et des musulmans qu’ils se lèvent. L’essentiel du discours de Breivik ne fait pas appel au christianisme, mais à l’Europe : cependant, la chrétienté est indissolublement liée à l’existence de celle-ci — dans un sens culturel, pas nécessairement religieux.
Le combattant djihadiste est pieux : tous les récits des vies de " martyrs " du djihad insistent sur ce point. Le combattant tel que l’envisage Breivik est aussi déterminé que son homologue djihadiste, il lui est recommandé d’envisager de prier avant une " opération de martyre ", mais il peut parfaitement être athée.
Il est vrai que cela peut aussi refléter des environnements culturels dissemblables quant au rôle social de la religion : la place de celle-ci dans la vie quotidienne de la société norvégienne n’est assurément pas la même qu’en Egypte, en Arabie saoudite ou en Afghanistan. Il faut donc admettre que ces différences, tout en méritant d’être relevées, ne suffisent pas à infirmer la thèse de Juergensmeyer — thèse qui vient utilement nous interroger par rapport aux étiquettes que nous collons à des faits et personnages.
Car, finalement, telle est la question : chacun d’entre nous a plusieurs identités, et plusieurs étiquettes peuvent nous être appliquées. Ce n’est pas parce qu’un terroriste est issu d’une culture musulmane, par exemple, qu’il est automatiquement un terroriste musulman: les militants palestiniens qui commettaient des actes terroristes dans les années 1970, par exemple, n’étaient pas qualifiés de terroristes musulmans, même si certains d’entre eux l’étaient, car la cause pour laquelle ils se battaient n’était pas celle d’une interprétation de l’islam, mais du peuple palestinien. L’étiquette n’est utile que si elle précise l’orientation idéologique de l’acte, sa motivation centrale, mais pas si elle est utilisée pour servir à des desseins polémiques ou pour catégoriser sans réflexion.
Breivik a commis des attentats. Il se décrit lui-même comme un conservateur révolutionnaire, comme un adversaire de l’islam, du " marxisme culturel " et du multiculturalisme, comme un défenseur de l’Europe face à des menaces considérées comme existentielles, comme un " chrétien culturel " attaché à l’idée de chrétienté comme un élément de ciment pour l’Europe — et comme un franc-maçon, même si cela n’apparaît presque pas dans le manifeste. Il n’est donc pas impossible de le qualifier de " terroriste chrétien ", puisque telle est bien une part de son identité revendiquée. On peut tout aussi bien le définir comme " terroriste islamophobe ", " terroriste conservateur ", " terroriste antimuticulturaliste ", " terroriste antimarxiste " (il arborait sur un uniforme une inscription Marxist Hunter, " chasseur de marxiste "), " terroriste européen "… l
Laquelle de ces étiquettes choisir ? Nous restons indécis, tout en pensant (nullement pour des raisons de protection d’une religion) que mettre en avant l’étiquette " chrétienne " tend à privilégier, dans la construction idéologique de Breivik, un élément qui n’est pas le plus central : ce qui n’aide donc pas à comprendre adéquatement la nature de la démarche qui l’a conduit à ses actes du 22 juillet 2011. Mais le débat reste ouvert.
* Jean-François Mayer est directeur de l’institut Religioscope, qui se consacre à l’étude des faits religieux et à leur impact dans le monde contemporain. Auteur de nombreux articles, il a notamment publié Les Fondamentalismes (Éd. Georg, 2002) et Internet et religions (Éd. Religioscope, 2008).