Michel Serres, Le Messager

Mustapha Saha*

La disparition subite d’une vieille complicité philosophique se vit, non point comme un vide, mais comme une tempête émotive et une secousse cognitive, qui font remonter à la surface les souvenirs par vagues successives. A commencer par ces conversations rhizomiques, hyperboliques, frénétiques à l’Université libre et libertaire de Vincennes, une auberge espagnole ouverte aux salariés et aux non-bacheliers. Les protagonistes sont entrés depuis longtemps dans la postérité. Michel Serres rejoint ses géniaux acolytes, Michel Foucault, François Châtelet, Gilles Deleuze, Jean-François Lyotard…

Demeurent des chefs-d’œuvre, des livres fondateurs, des pensées délivrées des vieilles ornières académiques. Souvenirs, souvenirs. Souvenirs des cours improvisés comme des palabres africaines, dans la brume hallucinante des clopes et des cibiches clandestines, des étudiants agglutinés par terre, des diatribes théâtrales dans une atmosphère chaotique, où la contestation fait office d’esprit critique. L’enjeu central, la remise en cause du patriarcat pédagogique, de l’autorité mandarinale des professeurs, qui cultivent, du jour au lendemain, comme leurs disciples, l’autodérision en salutaire antidote. Les cyniques grecs enjambent les millénaires pour faire un pied de nez aux fenêtres. Au-delà des manifestations excentriques, des postures extravagantes, des argumentations zigzagantes, une conscience aiguë des dangers du néolibéralisme, désireux, technocraties mobilisées tous azimuts au crépuscule des trente Glorieuses, de mettre main basse sur les sanctuaires universitaires. La maison bleue de Michel Serres à Vincennes conserve, à coup sûr, dans ses niches, les échos des pourparlers interminables.

François Châtelet thématise la révolte intellectuelle, et le rôle de la philosophie dans la culture et la société, dans un livre admirable, « La philosophie des professeurs » (éditions Grasset, 1970). Il s’agit de renouer avec la raison pratique de la maïeutique, de délivrer les concepts des carcans des programmes, des cours, des manuels, des dissertations téléguidées, qui formatent les esprits dans des moules disciplinaires, il s’agit, en d’autres termes, de faire descendre l’exercice de la pensée dans la rue. Ce que Michel Serres s’évertue à concrétiser toute sa vie. La désincarnation, l’autoréférentialité, la redondance exégétique de la philosophie, sont renvoyées aux musées des conceptions périmées.

L’histoire de la philosophie est bouleversée par des problématiques et des méthodologies inédites. Michel Serre initie une nouvelle approche, vivante, vivifiante, des théories positivistes de la science, et des rapports entre la rationalité grecque et les mathématiques. François Châtelet, modérateur de cette collectivité turbulente, est auteur, entre autres, du livre de référence « Périclès et son siècle » sur le miracle grec au Vème siècle avant Jésus-Christ, siècle d’or et de violence, qui fait de chaque citoyen un acteur actif de l’entreprise commune, dans laquelle le travail littéraire, dramaturgique, philosophique de Phidias, d’Anaxagore, de Thucydide, de Protagoras, de Sophocle agissent comme des incitations dynamisantes. Retour aux sources de la démocratie, une démocratie dévoyée à travers les siècles par l’escroquerie représentative. La solution théorique existe, la démocratie directe, longtemps considérée comme une irréalisable utopie faute de moyens techniques. Avec la Révolution numérique, l’obstacle est levé.

J’attends patiemment, dans le désenchantement post-soixante-huitard, la livraison suivante de la série Hermès de Michel Serres, finalement déclinée en cinq volumes, « La Communication », « L’Interférence », « La Traduction », « La Distribution », « Le Passage du Nord-Ouest » (éditions de Minuit, 1969 – 1980). A partir de la Révolution de la Mai 68, le monde entre dans une mutation civilisationnelle, liquidatrice de l’antique architecture pyramidale, instauratrice d’expériences transversales, dynamisées par la libre circulation de l’information et l’autogestion réseautique. Les logos et les praxis, les alternatives et les intercurrences, les intelligences et les accointances s’interconnectent et se virtualisent, s’entrecroisent et se matérialisent, s’entremêlent et se fertilisent. La communication, jusque-là monopolisée, instrumentalisée, cérémonialisée par les pouvoirs politiques, économiques, religieux, échappe marginalement à l’utilitarisme et se retrouve, par son imprévisible propagation, en position de submerger les prépotences acquises et les prérogatives acquises. L’herméneutique interdisciplinaire, pluriréférentielle, de Michel Serres constitue, dans ce contexte, une éclairante problématisation.

En bon disciple de Gaston Bachelard, son professeur, Michel Serres combine en permanence le scientifique, le philosophique, le poétique, l’artistique, et se méfie des interférences corruptrices de la politique. La figure d’Hermès, le messager, le passeur, le transmetteur, veille sur toute l’œuvre, du premier livre, sa thèse de doctorat « Le système de Leibnitz et ses modèles mathématiques » (éditions Presses Universitaires de France, 1968), au dernier libelle « Morales espiègles » (éditions Le Pommier, 2019). Hermès, le gardien des routes et des carrefours, le pourvoyeur des bonnes fortunes, le dieu lunaire animé du feu divin, le protecteur des orateurs, des voyageurs, des navigateurs, des surfeurs, des internautes… Une pensée ancrée dans les racines ontologiques de la philosophie, exploratrice de ramifications épistémologiques du devenir, dénicheuse de l’idée neuve en germination dans les forêts denses du savoir. Une pensée cumulative qui révèle les liens souterrains des champs dissociés par les spécialisations exclusives. « Le Contrat naturel » (éditions François Bourin, 1990), dote de droits inaliénables les écosystèmes et complète avec bonheur « Le Contrat social » de Jean-Jacques Rousseau. L’anthropocentrisme est battu en brèche par l’écocritique. Comment dépolluer la planète des objets-monde, « les satellites pour la vitesse, les bombes atomiques pour l’énergie, les ondes électromagnétiques pour l’espace, les résidus nucléaires pour le temps… » ?

Dans l’une de ses dernières interventions sur la chaîne de télévision Arte, en Mai 2019, une semaine à peine avant de s’éteindre comme une chandelle, Michel Serres explique pourquoi l’école a perdu le monopole de la transmission des savoirs et pourquoi l’éducation nationale est devenue une institution éminemment anomique, désorganisatrice, déstabilisatrice, dans un monde où chaque internaute dispose d’une plateforme qui regroupe toutes les écoles, toutes les bibliothèques, toutes les données documentaires, où chaque cybernaute jouit à demeure d’une véritable salle de rédaction qui peut diffuser dans la planète entière ses propres contributions. Les réformes politiques sont, dans ce contexte, inefficientes sinon risibles. Les structures figées sont continuellement bouleversées par les inventions perpétuelles. Toute invention est une transgression, une désobéissance, une infraction à l’ordre établi. Les inventeurs sont souvent malicieux, facétieux, rebelles. L’espièglerie est tout simplement un décalage, un regard oblique, insolite par rapports aux habitudes usuelles. Le professeur des temps présents se retrouve devant un challenge inédit, devenir un penseur, avoir cette aptitude plus complexe, plus subtile, plus raffinée, plus enthousiasmante, de transformer l’information en connaissance.

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