L’art initiatique de Chahab

Mustapha Saha*

Le travail artistique de Chahab s’est d’emblée installé dans l’anamnèse organique, la vision syncrétique, l’intuitive connexion avec l’intemporalité chamanique, au-delà des chronologies séparatives, des causalités abrogatives, des théogonies exclusives. Son œuvre remonte inlassablement aux premières sources de la création, aux écritures sensitives avant les écritures codifiées, aux cultures cumulatives avant les cultures lénifiées, aux divinités génératives avant les idoles statufiées. Une peinture des ruines fondatrices, des stigmates régénératrices, des traces reconstructrices. Une peinture des temps védiques, sans commencements ni fins, où l’émotion esthétique pénètre l’éternité mythique par chaque pigment de couleur, chaque amalgame de grumelures, chaque croiserie de nervures.

Le mage insoupçonnable, passeur des miroirs, imageur d’inconcevables savoirs, assume, avec malicieuse allégresse, sa vocation divinatoire dans sa minoterie des miracles. Dans l’invraisemblable fabrique collective, ouverte aux expérimentations agrégatives, aux novations interactives, aux techniques prospectives, la recherche piste sans cesse les mystères des mythologies créatives. La générosité sociale fertilise en retour les retraites solitaires, les pauses méditatives, les escapades contemplatives génératrices de dessins magnétiques, de gravures, de céramiques métaboliques, de sculptures totémiques, de peintures alchimiques où les résurgences pariétales épousent symphoniquement les sacralités orientales. Les glacis de bleus célestes, nimbés de luminosités jaunâtres, tamisés de diffractions rougeoyantes, subliment les ombres brûlées des couches argileuses, des compacités sablonneuses, des compressions rocheuses. La substance plastique se syntonise avec les énergies telluriennes et les phosphorescences stellaires. Dans les spirales calligraphiques, les signes s’épurent de leur sémantique, s’initialisent, se parabolisent dans le magma chromatique qui les spiritualise, retrouvent leurs cheminements mystiques.

Les statuettes de Chahab sortent d’un four antique où les combustions fossilisant es, les tavelures reluisantes, les madrures irisantes, giclées de mouchetures verdissantes, trouvent une étrange correspondance dans les esthétiques mésopotamiennes. L’éternel retour s’estampe dans l’empreinte indélébile. Rayonnisme et triangulise impriment aux sculptures stabilité mouvante et majesté captivante. Le bronze éternise l’immuable. "L’Oiseau-poisson", maître des airs et des mers, sentinelle inébranlable des eaux vitales et des ressources naturelles, se tient droit comme divinité inaccessible aux contingences planétaires. "L’Oiseau-soleil" rallonge sans limites ses pattes de flamant, déroule à l’infini l’échelle de Jacob dans son disque-tête pour s’arracher à l’attraction terrestre. Les déclinaisons de l’oiseau-poisson dans des postures humaines symbolisent autant la nostalgie des origines sans entraves physiques que les enclaves antinomiques de l’élévation métaphysique. Le message s’explicite dans "l’Homme volant", dépouillé de ses pesanteurs anatomiques, métamorphosé en étrange épouvantail sur béquilles en désespérance d’une ascension libératrice. Demeure le masque social, tronc dégarni et cerveau désunie, traité en aluminium ocré, matière courante et toxique.. "Le touareg" en contrepoint, patiné d’oxydations d’émeraude, regard fixé sur l’étoile du berger, se dresse comme géant dépositaire des libertés désertiques.

L’immanence artistique se découvre pratique initiatique de transcendance. « Le Magicien » décline, sur échelle ascensionnelle, une tête-violon cubiste dans un emboîtement déconstructiviste de concaves et de convexes signifiant les renversements complexes. Le magique, sur invite lunaire du « Petit prince », puise ses étourdissantes prouesses dans les ressorts cachés de l’imaginaire. Chahab s’autoportraitise.

Les mélanges alchimiques des matériaux, huiles, acryliques, pigments, minéraux, amalgamés, pétrifiés, granulés, contrastés, fondus-enchaînés, déploient leur mouvance féérique sur bois, sur toiles, sur gravures. Le même motif évoque les étoffes des Milles et une nuit et les peintures rupestres balayées par les reflets de stalactites. Le « Néolithique » toujours présent. La silhouette diaphane de l’humaine dématérialisation, de la métaphysique cérébralisation, en thaumaturgique contemplation, en bouleversante illumination devant les merveilles de l’univers, sous le regard impassible d’un cervidé, son double animal, se couronne de la barque solaire. L’endroit et l’envers de la création. Le paradoxe permanent des deux contraires. « Le Chasseur de feu », armé de son arc fatal, brise le globe terrestre en deux. Fêlure endémique de l’autodestruction.

L’avènement du vingt et unième siècle coïncide avec la découverte des vestiges millénaires de Giroft, civilisation pré-sumérienne méconnue ensevelie dans la vallée fertile du Halil Roudoud au sud de l’Iran. Chahab vit cette aventure scientifique comme une exhortation sublimatoire, une révélation dédicatoire, une confirmation irréfutable de ses rêves prémonitoires. L’archéologie déterre les repères de l’errance expérimentale, dévoile et légitime l’indiscernable lancination mentale, la voix intérieure des nuits orphelines, l’alerte sémaphorique des soirs de pleine lune, l’impérieuse illumination qui guide la main de l’artiste.

Les turquoises, cornalines, lapis-lazuli, ornant les figures des vases de chlorite giroftiens inondent de leurs couleurs les motifs de Chahab. Bouquetins stylisés et arbres fleuris des coupes tronconiques se transmutent sur aquatinte et toreutique. La lithographie se fait peau vive, la céramique se fait roche métamorphique. Des colombes découpées dans le voile cosmique survolent la terre embrasée d’éclats volcaniques. Les messagères de la paix observent impuissantes l’interminable apocalypse. "L’Oiseau Bleu" gravé sur papier, dédoublé de poissons ailés, nage dans la transparence azurine et la lactescence opaline, superposition d’univers cristallins où le cosmos se retrouve captif d’une pierre précieuse.

Toute l’œuvre de Chahad, artiste intemporel des temps numériques, délibérément installé dans les mythologies impérissables, respire cette unité thématique, qui aspire toutes les techniques sans s’y fondre, toutes les stylistiques sans s’y confondre, dans une concordance étonnante de l’esthétique et du philosophique, du mystique et du poétique, du sens et de la substance.

*Sociologue, poète, artiste peintre

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