Jordanie : comment la CIA livre des armes aux rebelles syriens

Dans le plus grand secret, des convois de véhicules pénètrent la nuit en Syrie, à partir du désert de l’Est jordanien. Avec l’aide de Bédouins, les Land Cruiser des rebelles font route vers la banlieue de Damas, où la remise des armes est filmée.

Jordanie : comment la CIA livre des armes aux rebelles syriens
On l’appelle la zone des trois frontières. Une portion de désert aux confins de la Jordanie, de la Syrie et de l’Irak où les démarcations se perdent dans les sables. De tout temps, les contrebandiers en ont fait leur royaume. Depuis bientôt un an, c’est par là que la CIA et son partenaire jordanien du GID supervisent les convois d’armes livrées clandestinement aux rebelles syriens pour les aider à affronter l’armée de Bachar el-Assad. «Nos huit voitures partent à la tombée de la nuit de Roueished, au sud de la frontière jordanienne, décrit Anwar, un cadre de l’Armée syrienne libre (ASL), alliée des Occidentaux contre Damas. Les deux premiers Land Cruiser sont occupés par des agents de la CIA. Derrière, roulent nos cinq autres véhicules, bourrés d’armes. Une huitième voiture ferme le convoi avec à bord une équipe mixte CIA-GID.»
Après trois kilomètres en territoire syrien, espions américains et jordaniens rebroussent chemin, laissant Anwar et le reste de l’équipée remonter vers la Ghouta et le Rif (la grande banlieue) de Damas. Deux cent quarante kilomètres d’un dangereux périple nocturne d’une dizaine d’heures sur la «route des Bédouins», censée leur épargner les barrages de l’armée régulière. Tous les trente kilomètres, un point de contrôle de l’ASL a été placé auprès de Bédouins que la CIA a formés au maniement des GPS en Jordanie. «Leurs fils travaillent avec la rébellion», sourit Anwar.
320 tonnes d’armes convoyées par Anwar entre février et août

Grâce au système de communication sécurisé que les Occidentaux leur ont fourni, les insurgés restent en permanence en contact avec les grandes oreilles américaines. «Parfois, ajoute Anwar, la CIA envoie même des drones de surveillance qui pénètrent jusqu’à 150 km en territoire syrien pour nous alerter contre des pièges que l’armée de Bachar aurait pu nous tendre.»
Chaque semaine, à raison de plusieurs convois, quinze tonnes d’armes ont ainsi rejoint les dépôts de l’ASL dans les banlieues de Damas. D’autres cargaisons partent vers Deraa au sud-ouest de la Syrie, toujours à partir de la zone des trois frontières. L’arsenal comprend des kalachnikovs, des lance-roquettes, des fusils d’assaut, mais aussi de l’antiaérien et de l’antichar. «On a même eu des missiles israéliens Law, affirme Anwar, mais des anciens de la première génération.» Soit quelque 320 tonnes convoyées par Anwar entre février et août. Depuis, le flux des armes s’est ralenti.
Financées par l’Arabie saoudite, les armes ont été achetées sur les marchés noirs d’Ukraine et de Bulgarie, avant d’être acheminées dans des C-17 saoudiens jusqu’à de discrets aéroports militaires au sud de la Jordanie. Elles sont ensuite transportées jusqu’à la base d’Azraq au nord, près de la Syrie. «Au passage, l’armée jordanienne en prélève un peu», avertit un militaire occidental. Dans les banlieues de Damas acquises à la rébellion, Anwar et ses hommes les distribuent ensuite à plusieurs bataillons non islamistes de l’ASL, sans oublier de filmer le stockage des pièces et d’envoyer la vidéo – via une communication sécurisée – à la salle des opérations d’Amman, où se réunissent leurs parrains occidentaux et arabes. Ces derniers exigent en effet d’avoir la preuve que les armes sont bien arrivées et aux bons destinataires.
Une quinzaine de cellules d’opérations

Autour de Damas, l’ASL dispose d’une quinzaine de cellules d’opérations. Chacune d’elles est reliée à la salle des opérations d’Amman, où est décidée en amont la répartition des armes aux rebelles. Une seconde war room est installée en Turquie pour le nord de la Syrie. Au préalable, les cellules d’opérations envoient leurs besoins à Amman. «Parfois, certaines armes sont livrées en fonction d’une opération planifiée à l’avance avec les Occidentaux», souligne le cadre de l’ASL.
L’operation room d’Amman est commandée par le prince saoudien Salman Bin Sultan, frère de Bandar, le chef des services de renseignements du royaume, ou en son absence par un Américain. S’y retrouvent, aux côtés de Jordaniens, un représentant des pays donateurs: Grande-Bretagne, France, Italie, Qatar, Émirats arabes unis, Turquie et un envoyé de Saad Hariri, le dirigeant libanais sunnite, proche de l’Arabie saoudite. «Les réunions pouvaient durer sept à huit heures, se rappelle Anwar. Et se poursuivre jusque tard dans la nuit à l’hôtel Four Seasons de la capitale.»
Au cours des six premiers mois de l’année, 600 tonnes d’armes seraient parvenues aux opposants d’Assad à partir de la Jordanie. «Ces armes nous ont permis d’avancer, assure Anwar. On était confiant: le régime allait tomber. En avril, on avait même prévu de lancer la bataille de Damas.»
Quelques semaines auparavant, après une visite en Jordanie, Barack Obama signa, non sans avoir longtemps hésité, un programme clandestin de la CIA pour armer les rebelles. «Les Américains ont été en effet très impliqués», se félicite Anwar, qui a lui-même bénéficié d’une instruction livrée par la CIA quelque part en Jordanie. «Ils le sont toujours, dit-il, mais avec la perspective d’une solution politique avec la conférence de Genève, les passages d’armes depuis septembre se font hélas plus rares.»
Damas a menacé de représailles la Jordanie

Jordaniens et Américains veulent croire à un règlement politique d’un conflit qui a déjà coûté la vie à plus de 120.000 Syriens. Depuis leur base arrière d’Amman, de nombreux rebelles sont déçus. Le royaume hachémite garde encore beaucoup d’armes qui leur sont destinées, de l’antichar notamment. «Si les Jordaniens nous les fournissaient, on pourrait faire tomber le régime en 60 jours, jure Amer, un autre cadre de l’ASL, replié à Amman. Mais le veulent-ils vraiment?» Ce jeune originaire de Deraa ignore probablement que l’armée d’Assad a réussi à intercepter au moins un convoi d’armes. Damas a réagi en menaçant de représailles la Jordanie, qui depuis restreint les passages clandestins. «On a l’impression que la révolution a servi de prétexte aux régimes arabes pour dire à leur peuple: regardez si vous vous agitez, il vous arrivera la même chose qu’en Syrie, l’instabilité et le chaos!», déplore Amer. Aux craintes jordaniennes s’ajoutent les contre-mesures du régime syrien qui a fermé 17 routes d’approvisionnement en armes jusqu’à la banlieue de Damas. Tout en déployant des unités, l’armée régulière a également creusé un remblai le long de certaines portions de la frontière jordanienne. «Elle cible vraiment les convois d’armes, que ce soit au sud mais aussi près de la Turquie et même au Liban», reconnaît l’expert militaire occidental.
Beaucoup de ces armes ont également été revendues, y compris par certains leaders de l’ASL. Elles ont été parfois dérobées par les groupes djihadistes, qui kidnappent des cadres de l’ASL dans certains villages où transitent les convois, avant d’exiger en échange de leur libération des munitions venues de Jordanie. Et puis, il y a l’action de certains chefs de bataillons qui profitent de leurs relations privilégiées avec des pays du Golfe pour récupérer en solo plusieurs dizaines de tonnes d’armes, qui finiront aux mains des radicaux islamistes. «Et après la chute du régime, ils les retourneront contre nous», se plaint Anwar, le modéré.
«Les Occidentaux sont hypocrites»

«Les Jordaniens et les Américains ne contrôlent pas tout ce qui passe à la frontière», avertit le militaire occidental. «Quand les avions saoudiens se posent en Jordanie, la CIA est présente d’une manière ou d’une autre, ajoute-t-il. Mais ce qui fait tiquer certains pays comme la France et la Jordanie en ce moment, c’est qu’en bout de chaîne ces armes ne vont pas là où elles devraient aller.» Les militaires du royaume ne cessent de le répéter:«Si le régime syrien tombe, raconte un de leurs interlocuteurs, les 700 salafistes jordaniens qui sont là-bas vont rappliquer! Donc surtout ne les armez pas, nous disent-ils. Hélas, concède cette source, plusieurs pays du Golfe jouent leur propre carte.»

Écœuré par les pertes, Anwar est allé voir ses amis de la CIA pour leur dire qu’ils devaient être plus vigilants. «On a de nouveaux gars, ils sont différents, ne t’en fais pas, ça va s’arranger!», lui ont-ils promis. Sans le convaincre: «Les Américains prétendent ne pas vouloir traiter avec les islamistes, mais sur le terrain, c’est autre chose.» Que faire? «On est tributaire de ces pays qui ouvrent et ferment le robinet à leur guise», avoue Anwar, qui peste contre leurs promesses non tenues. «Un jour, des Français nous ont demandé ce dont on avait besoin?» se rappelle le chef rebelle qui a répondu: des missiles Milan et des téléphones Immersat. «Hélas, on n’a rien reçu. Et après nous avoir proposé de former 120 officiers, les Français se sont rétractés.»
«Les Occidentaux sont hypocrites, renchérit Amer, l’autre cadre de la rébellion. Ils manipulent leur opinion publique en disant qu’ils ne nous donnent pas d’armes et, en même temps, ils se fichent de nous en en livrant qu’au compte-gouttes. Mais une chose est sûre: le peuple ne reculera jamais, il se battra jusqu’à la chute de Bachar.»

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