En Tunisie, la couverture santé des paysannes à portée de SMS

Une carte de sécurité sociale via de simples SMS: après 20 ans à travailler dans les champs sans couverture santé, Naïma Khelifi va enfin pouvoir se faire soigner grâce à ce sésame délivré par la nouvelle plateforme tunisienne "Ahmini" ("protège-moi" en arabe).

Dès l’aube, cette Tunisienne mère de quatre enfants et âgée de 49 ans passe un peigne en plastique dans les branches des oliviers pour en récolter les fruits, à Chebika, à 20 km de Kairouan (centre).

Naïma et les autres saisonnières sont payées dix dinars par jour (trois euros) pour récolter olives, piments ou tomates.

En ce tiède jour de novembre, les mains noircies par le labeur et les cheveux protégés par un foulard fleuri, elles font une pause autour de quelques morceaux de pain et d’un thé sucré qui infuse sur un feu de bois.

Naïma se plaint d’arthrite, mais pas question d’arrêter de travailler car son maigre salaire est le seul du foyer. Son mari, atteint de rhumatisme, a cessé son activité d’ouvrier agricole il y a six ans.

"Quand un de mes fils ou un membre de la famille tombait malade, j’empruntais la carte de sécurité sociale de ma voisine pour pouvoir aller à l’hôpital", raconte-t-elle.

Mais son sort devrait s’améliorer avec l’application "Ahmini" lancée en mai, grâce à laquelle elle a reçu sa première carte de soins.

La plateforme permet aux travailleuses agricoles d’échelonner le paiement de la cotisation en transférant de petites sommes par SMS –un dinar (30 centimes d’euros) minimum– avec pour objectif de cotiser à hauteur de 20 dinars (6,30 euros) par mois, un montant plus bas que la cotisation "classique" à la sécurité sociale.

La carte donne accès aux soins publics mais aussi à une assurance en cas d’accident de travail et une pension de retraite.

"Désormais, j’ai l’esprit tranquille, avec mes enfants on va pouvoir se faire soigner pour beaucoup moins cher", se réjouit Naïma.

– "Dignité" –

La majorité des ouvrières agricoles n’ont pas accès à la sécurité sociale: soit leur salaire ne suffit pas à cotiser, soit elles ne parviennent pas à se rendre en ville pour faire les démarches nécessaires.

Pourtant, leurs conditions de travail sont difficiles, voire dangereuses.

En avril, 12 personnes dont sept ouvrières sont mortes dans la région de Sidi Bouzid (centre), dans l’accident d’une camionnette.

Le même mois, le gouvernement a réduit la contribution demandée aux ouvrières agricoles et adopté une loi leur permettant de cotiser en dépit de revenus irréguliers. Reste que, selon le ministère de l’Agriculture, 90% des quelque 500.000 femmes travaillant dans l’agriculture et la pêche n’ont toujours pas de couverture santé.

C’est parce que Meher Khelifi souhaite que toutes les travailleuses agricoles disposent d’une couverture santé qu’il a lancé "Ahmini".

"L’idée est partie des difficultés que j’ai vécues", explique avec émotion le jeune autodidacte de 34 ans, originaire d’une famille modeste de Kairouan.

Sa mère Fatouma, qui travaillait dans les champs, "est morte parce que nous n’avions pas d’argent ni de carte de soins. C’était une situation tragique, je ne disposais pas de l’argent nécessaire et la maladie s’est développée", dit-il à propos du cancer qui l’a emportée.

Depuis, il dit vouloir "préserver la dignité des femmes rurales âgées ou malades".

En six mois, 400 paysannes se sont inscrites à "Ahmini" et les dossiers de milliers d’autres sont en attente.

– Difficile "de convaincre" –

Le projet de Meher Khelifi a débuté en 2016: tout juste diplômé en génie mécanique, il se rend à Tunis pour participer à un appel à projets pour les femmes rurales, organisé par la Banque mondiale.

Sans moyens ni soutien, il n’a nulle part où passer la nuit, ni même un ordinateur pour présenter ses idées. Il fait pourtant partie des lauréats.

En juin 2018, une banque gouvernementale devient partenaire d’"Ahmini" et s’engage à financer 39% de son capital jusqu’en 2023. Aujourd’hui, M. Khelifi dirige une équipe de 15 personnes. Mais les obstacles restent nombreux, le premier d’entre eux étant la bureaucratie: dans un pays où la numérisation de l’administration démarre à peine, difficile "de convaincre d’adopter les nouvelles technologies", explique-t-il. Il multiplie donc les déplacements entre les administrations à Tunis, son bureau à Kairouan et les exploitations agricoles.

"C’est une solution simple et efficace pour les femmes, qui permet de fragmenter le paiement" de la carte de soins, souligne Afifa Ghamgui, qui a accompagné le projet pour la Banque Mondiale. Elle pourrait "s’adapter à d’autres pays", selon elle.

Pour Meher, "le vrai succès est de voir les femmes rurales enfin capables de se faire soigner".

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